J’étais désolé de ma lourdise, et de ne pouvoir justifier aux yeux de Mme Broglie ce qu’elle avait fait en ma faveur. Après le dîner, je m’avisai de ma ressource ordinaire. J’avais dans ma poche une épître en vers, écrite à Parisot pendant mon séjour à Lyon. Ce morceau ne manquait pas de chaleur; j’en mis dans la façon de le réciter, et je les fis pleurer tous trois. Soit vanité, soit vérité dans mes interprétations, je crus voir que les regards de Mme de Broglie disaient à sa mère: «Eh bien, maman avais-je tort de vous dire que cet homme était plus fait pour dîner avec vous qu’avec vos femmes?» Jusqu’à ce moment j’avais eu le cœur un peu gros; mais après m’être ainsi vengé, je fus content. Mme de Broglie, poussant un peu trop loin le jugement avantageux qu’elle avait porté de moi, crut que j’allais faire sensation dans Paris et devenir un homme à bonnes fortunes. Pour guider mon inexpérience, elle me donna les Confessions du Comte de ***. «Ce livre, me dit-elle, est un Mentor dont vous aurez besoin dans le monde: vous ferez bien de le consulter quelquefois.» J’ai gardé plus de vingt ans cet exemplaire avec reconnaissance pour la main dont il me venait, mais riant souvent de l’opinion que paraissait avoir cette dame de mon mérite galant. Du moment que j’eus lu cet ouvrage, je désirai d’obtenir l’amitié de l’auteur. Mon penchant m’inspirait très bien: c’est le seul ami vrai que j’aie eu parmi les gens de lettres.
Dès lors j’osai compter que Mme la baronne de Besenval et Mme la marquise de Broglie, prenant intérêt à moi, ne me laisseraient pas longtemps sans ressource, et je ne me trompai pas. Parlons maintenant de mon entrée chez Mme Dupin, qui a eu de plus longues suites.
Mme Dupin était, comme on sait, fille de Samuel Bernard et de Mme Fontaine. Elles étaient trois sœurs qu’on pouvait appeler les trois Grâces. Mme de la Touche qui fit une escapade en Angleterre avec le duc de Kingston; Mme d’Arty, la maîtresse, et, bien plus, l’amie, l’unique et sincère amie de M. le prince de Conti, femme adorable autant par la douceur, par la bonté de son charmant caractère, que par l’agrément de son esprit et par l’inaltérable gaieté de son humeur; enfin, Mme Dupin, la plus belle des trois, et la seule à qui l’on n’ait point reproché d’écart dans sa conduite. Elle fut le prix de l’hospitalité de M. Dupin, à qui sa mère la donna avec une place de fermier général et une fortune immense, en reconnaissance du bon accueil qu’il lui avait fait dans sa province. Elle était encore quand je la vis pour la première fois, une des plus belles femmes de Paris. Elle me reçut à sa toilette. Elle avait les bras nus, les cheveux épars, son peignoir mal arrangé. Cet abord m’était très nouveau; ma pauvre tête n’y tint pas; je me trouble, je m’égare, et bref me voilà épris de Mme Dupin.
Mon trouble ne parut pas me nuire auprès d’elle, elle ne s’en aperçut point. Elle accueillit le livre et l’auteur, me parla de mon projet en personne instruite, chanta, s’accompagna du clavecin, me retint à dîner, me fit mettre à table à côté d’elle; il n’en fallait pas tant pour me rendre fou; je le devins. Elle me permit de la venir voir: j’usai, j’abusai de la permission. J’y allais presque tous les jours, j’y dînais deux ou trois fois la semaine. Je mourais d’envie de parler; je n’osais jamais. Plusieurs raisons renforçaient ma timidité naturelle. L’entrée d’une maison opulente était une porte ouverte à la fortune; je ne voulais pas, dans ma situation, risquer de me la fermer. Mme Dupin, tout aimable qu’elle était, était sérieuse et froide; je ne trouvais rien dans ses manières d’assez agaçant pour m’enhardir. Sa maison, aussi brillante alors qu’aucune autre dans Paris, rassemblait des sociétés auxquelles il ne manquait que d’être un peu moins nombreuses pour être l’élite dans tous les genres. Elle aimait à voir tous les gens qui jetaient de l’éclat, les grands, les gens de lettres, les belles femmes. On ne voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. Mme la princesse de Rohan, Mme la comtesse de Forcalquier, Mme de Mirepoix, Mme de Brignolé, milady Hervey pouvaient passer pour ses amies. M. de Fontenelle, l’abbé de Saint-Pierre, l’abbé Sallier, M. de Fourmont, M. de Bernis, M. de Buffon, M. de Voltaire étaient de son cercle et de ses dîners. Si son maintien réservé n’attirait pas beaucoup les jeunes gens, sa société, d’autant mieux composée, n’en était que plus imposante, et le pauvre Jean-Jacques n’avait pas de quoi se flatter de briller beaucoup au milieu de tout cela. Je n’osai donc parler; mais, ne pouvant plus me taire, j’osai écrire. Elle garda deux jours ma lettre sans m’en parler. Le troisième jour elle me la rendit, m’adressant verbalement quelques mots d’exhortation d’un ton froid qui me glaça. Je voulus parler, la parole expira sur mes lèvres; ma subite passion s’éteignit avec l’espérance, et, après une déclaration dans les formes, je continuai de vivre avec elle comme auparavant, sans plus lui parler de rien, même des yeux.
Je crus ma sottise oubliée; je me trompai. M. de Francueil, fils de M. Dupin et beau-fils de madame, était à peu près de son âge et du mien. Il avait de l’esprit, de la figure; il pouvait avoir des prétentions; on disait qu’il en avait auprès d’elle, uniquement peut-être parce qu’elle lui avait donné une femme bien laide, bien douce, et qu’elle vivait parfaitement bien avec tous les deux. M. de Francueil aimait et cultivait les talents. La musique, qu’il savait fort bien, fut entre nous un moyen de liaison. Je le vis beaucoup; je m’attachais à lui: tout d’un coup il me fit entendre que Mme Dupin trouvait mes visites trop fréquentes, et me priait de les discontinuer. Ce compliment aurait pu être à sa place quand elle me rendit ma lettre; mais huit ou dix jours après et sans aucune autre cause, il venait, ce me semble, hors de propos. Cela faisait une position d’autant plus bizarre, que je n’en étais pas moins bien vu qu’auparavant chez M. et Mme de Francueil. J’y allai cependant plus rarement, et j’aurais cessé d’y aller tout à fait, si, par un autre caprice imprévu, Mme Dupin ne m’avait fait prier de veiller pendant huit ou dix jours à son fils, qui, changeant de gouverneur, restait seul durant cet intervalle. Je passai ces huit jours dans un supplice que le plaisir d’obéir à Mme Dupin pouvait seul me rendre souffrable; car le pauvre Chenonceaux avait dès lors cette mauvaise tête qui a failli déshonorer sa famille, et qui l’a fait mourir à l’île de Bourbon. Pendant que je fus auprès de lui, je l’empêchai de faire du mal à lui-même ou à d’autres et voilà tout: encore ne fut-ce pas une médiocre peine; je ne m’en serais pas chargé huit autres jours de plus, quand Mme Dupin se serait donnée à moi pour récompense.