Je voulus engager Patizel à faire les interrogations et le verbal lui-même, ce qui en effet était plus de son métier que du mien. Il n’y voulut jamais consentir, ne dit pas un seul mot, et voulut à peine signer le verbal après moi. Cette démarche un peu hardie eut cependant un heureux succès, et le vaisseau fut délivré longtemps avant la réponse du ministre. Le capitaine voulut me faire un présent. Sans me fâcher, je lui dis, en lui frappant sur l’épaule: «Capitaine Olivet, crois-tu que celui qui ne reçoit pas des Français un droit de passeport qu’il trouve établi, soit homme à leur vendre la protection du roi?» Il voulut au moins me donner sur son bord un dîner, que j’acceptai, et où je menai le secrétaire d’ambassade d’Espagne, nommé Carrio, homme d’esprit et très aimable, qu’on a vu depuis secrétaire d’ambassade à Paris et chargé des affaires, avec lequel je m’étais intimement lié, à l’exemple de nos ambassadeurs.
Heureux si, lorsque je faisais avec le plus parfait désintéressement tout le bien que je pouvais faire, j’avais su mettre assez d’ordre et d’attention dans tous ces menus détails pour n’en pas être la dupe et servir les autres à mes dépens! Mais dans des places comme celle que j’occupais, où les moindres fautes ne sont point sans conséquence, j’épuisais toute mon attention pour n’en point faire contre mon service; je fus jusqu’à la fin du plus grand ordre et de la plus grande exactitude en tout ce qui regardait mon devoir essentiel. Hors quelques erreurs qu’une précipitation forcée me fit faire en chiffrant, et dont les commis de M. Amelot se plaignirent une fois, ni l’ambassadeur ni personne n’eut jamais à me reprocher une seule négligence dans aucune de mes fonctions, ce qui est à noter pour un homme aussi négligent et aussi étourdi que moi; mais je manquais parfois de mémoire et de soin dans les affaires particulières dont je me chargeais, et l’amour de la justice m’en a toujours fait supporter le préjudice de mon propre mouvement avant que personne songeât à se plaindre. Je n’en citerai qu’un seul trait, qui se rapporte à mon départ de Venise, et dont j’ai senti le contrecoup dans la suite à Paris.
Notre cuisinier, appelé Rousselot, avait apporté de France un ancien billet de deux cents francs, qu’un perruquier de ses amis avait d’un noble vénitien appelé Zanetto Nani, pour fournitures de perruques. Rousselot m’apporta ce billet, me priant de tâcher d’en tirer quelque chose par accommodement. Je savais, il savait aussi que l’usage constant des nobles vénitiens est de ne jamais payer, de retour dans leur patrie, les dettes qu’ils ont contractées en pays étranger; quand on les y veut contraindre, ils consument en tant de longueurs et de frais le malheureux créancier, qu’il se rebute, et finit par tout abandonner, ou s’accommoder presque pour rien. Je priai M. Le Blond de parler à Zanetto; celui-ci convint du billet, non du paiement. À force de batailler, il promit enfin trois sequins. Quand Le Blond lui porta le billet, les trois sequins ne se trouvèrent pas prêts; il fallut attendre. Durant cette attente survint ma querelle avec l’ambassadeur et ma sortie de chez lui. Je laissai les papiers de l’ambassade dans le plus grand ordre, mais le billet de Rousselot ne se trouva point. M. Le Blond m’assura me l’avoir rendu; je le connaissais trop honnête homme pour en douter; mais il me fut impossible de me rappeler ce qu’était devenu ce billet. Comme Zanetto avait avoué la dette, je priai M. Le Blond de tâcher d’en tirer les trois sequins sur un reçu, ou de l’engager à renouveler le billet par duplicata. Zanetto, sachant le billet perdu, ne voulut faire ni l’un ni l’autre. J’offris à Rousselot les trois sequins de ma bourse pour l’acquit du billet. Il les refusa, et me dit que je m’accommoderais à Paris avec le créancier, dont il me donna l’adresse. Le perruquier, sachant ce qui s’était passé, voulut son billet ou son argent en entier. Que n’aurais-je point donné dans mon indignation pour retrouver ce maudit billet! Je payai les deux cents francs, et cela dans ma plus grande détresse. Voilà comment la perte du billet valut au créancier le paiement de la somme entière, tandis que si, malheureusement pour lui, ce billet se fût retrouvé, il en aurait difficilement tiré les dix écus promis par Son Excellence Zanetto Nani.
Le talent que je crus me sentir pour mon emploi me le fit remplir avec goût, et hors la société de mon ami de Carrio, celle du vertueux Altuna, dont j’aurai bientôt à parler, hors les récréations bien innocentes de la place Saint-Marc, du spectacle, et de quelques visites que nous faisions presque toujours ensemble, je fis mes seuls plaisirs de mes devoirs. Quoique mon travail ne fût pas fort pénible, surtout avec l’aide de l’abbé de Binis, comme la correspondance était très étendue et qu’on était en temps de guerre, je ne laissais pas d’être occupé raisonnablement. Je travaillais tous les jours une bonne partie de la matinée, et les jours de courrier quelquefois jusqu’à minuit. Je consacrais le reste du temps à l’étude du métier que je commençais, et dans lequel je comptais bien, par le succès de mon début, être employé plus avantageusement dans la suite. En effet, il n’y avait qu’une voix sur mon compte, à commencer par celle de l’ambassadeur, qui se louait hautement de mon service, qui ne s’en est jamais plaint, et dont toute la fureur ne vint dans la suite que de ce que, m’étant plaint inutilement moi-même, je voulus enfin avoir mon congé. Les ambassadeurs et ministres du roi, avec qui nous étions en correspondance, lui faisaient, sur le mérite de son secrétaire, des compliments qui devaient le flatter, et qui, dans sa mauvaise tête, produisirent un effet tout contraire. Il en reçut un surtout dans une circonstance essentielle qu’il ne m’a jamais pardonné. Ceci vaut la peine d’être expliqué.