Ces deux bandits finirent par faire tourner tout à fait la tête de leur maître, qui ne l’avait déjà pas trop droite, et le ruinaient dans un brocantage continuel par des marchés de dupe qu’ils lui persuadaient être des marchés d’escroc. Ils lui firent louer sur la Brenta un palazzo le double de sa valeur, dont ils partagèrent le surplus avec le propriétaire. Les appartements en étaient incrustés en mosaïque et garnis de colonnes et de pilastres de très beaux marbres, à la mode du pays. M. de Montaigu fit superbement masquer tout cela d’une boiserie de sapin, par l’unique raison qu’à Paris les appartements sont ainsi boisés. Ce fut par une raison semblable que, seul de tous les ambassadeurs qui étaient à Venise, il ôta l’épée à ses pages et la canne à ses valets de pied. Voilà quel était l’homme qui, toujours par le même motif peut-être, me prit en grippe, uniquement sur ce que je le servais fidèlement.
J’endurai patiemment ses dédains, sa brutalité, ses mauvais traitements, tant qu’en y voyant de l’humeur je crus n’y pas voir de la haine: mais dès que je vis le dessein formé de me priver de l’honneur que je méritais par mon bon service, je résolus d’y renoncer. La première marque que je reçus de sa mauvaise volonté fut à l’occasion d’un dîner qu’il devait donner à M. le duc de Modène et à sa famille, qui étaient à Venise, et dans lequel il me signifia que je n’aurais pas place à sa table. Je lui répondis piqué, mais sans me fâcher, qu’ayant l’honneur d’y dîner journellement, si M. le duc de Modène exigeait que je m’en abstinsse quand il viendrait, il était de la dignité de Son Excellence et de mon devoir de n’y pas consentir. «Comment! dit-il avec emportement, mon secrétaire, qui même n’est pas gentilhomme, prétend dîner avec un souverain quand mes gentilshommes n’y dînent pas? – Oui, monsieur, lui répliquai-je, le poste dont m’a honoré Votre Excellence m’ennoblit si bien tant que je le remplis, que j’ai même le pas sur vos gentilshommes, ou soi-disant tels, et suis admis où ils ne peuvent l’être. Vous n’ignorez pas que, le jour que vous ferez votre entrée publique, je suis appelé par l’étiquette, et par un usage immémorial, à vous y suivre en habit de cérémonie et à l’honneur d’y dîner avec vous au palais de Saint-Marc; et je ne vois pas pourquoi un homme qui peut et doit manger en public avec le doge et le sénat de Venise, ne pourrait pas manger en particulier avec M. le duc de Modène.» Quoique l’argument fût sans réplique, l’ambassadeur ne s’y rendit point: mais nous n’eûmes pas occasion de renouveler la dispute, M. le duc de Modène n’étant point venu dîner chez lui.
Dès lors il ne cessa de me donner des désagréments, de me faire des passe-droits, s’efforçant de m’ôter les petites prérogatives attachées à mon poste pour les transmettre à son cher Vitali; et je suis sûr que s’il eût osé l’envoyer au sénat à ma place, il l’aurait fait. Il employait ordinairement l’abbé de Binis pour écrire dans son cabinet ses lettres particulières: il se servit de lui pour écrire à M. de Maurepas une relation de l’affaire du capitaine Olivet, dans laquelle, loin de lui faire aucune mention de moi qui seul m’en étais mêlé, il m’ôtait même l’honneur du verbal, dont il lui envoyait un double, pour l’attribuer à Patizel, qui n’avait pas dit un seul mot. Il voulait me mortifier et complaire à son favori; mais non pas se défaire de moi. Il sentait qu’il ne lui serait plus aussi aisé de me trouver un successeur qu’à M. Follau, qui l’avait déjà fait connaître. Il lui fallait absolument un secrétaire qui sût l’italien à cause des réponses du sénat; qui fît toutes ses dépêches, toutes ses affaires, sans qu’il se mêlât de rien; qui joignît au mérite de le bien servir la bassesse d’être le complaisant de messieurs ses faquins de gentilshommes. Il voulait donc me garder et me mater, en me tenant loin de mon pays et du sien, sans argent pour y retourner: et il aurait réussi, peut-être, s’il s’y fût pris modérément: mais Vitali, qui avait d’autres vues, et qui voulait me forcer de prendre mon parti, en vint à bout. Dès que je vis que je perdais toutes mes peines, que l’ambassadeur me faisait des crimes de mes services au lieu de m’en savoir gré, que je n’avais plus à espérer chez lui que désagréments au-dedans, injustice au-dehors, et que dans le décri général où il s’était mis, ses mauvais offices pouvaient me nuire sans que les bons pussent me servir, je pris mon parti et lui demandai mon congé, lui laissant le temps de se pourvoir d’un secrétaire. Sans me dire ni oui, ni non, il alla toujours son train. Voyant que rien n’allait mieux et qu’il ne se mettait en devoir de chercher personne, j’écrivis à son frère, et, lui détaillant mes motifs, je le priai d’obtenir mon congé de Son Excellence, ajoutant que de manière ou d’autre il m’était impossible de rester. J’attendis longtemps et n’eus point de réponse. Je commençais d’être fort embarrassé, mais l’ambassadeur reçut enfin une lettre de son frère. Il fallait qu’elle fût vive car, quoiqu’il fût sujet à des emportements très féroces, je ne lui en vis jamais un pareil. Après des torrents d’injures abominables, ne sachant plus que dire, il m’accusa d’avoir vendu ses chiffres. Je me mis à rire et lui demandai d’un ton moqueur s’il y eût dans tout Venise un homme assez sot pour en donner un écu. Cette réponse le fit écumer de rage. Il fit mine d’appeler ses gens pour me faire, dit-il, jeter par la fenêtre. Jusque-là j’avais été fort tranquille; mais à cette menace la colère et l’indignation me transportèrent à mon tour. Je m’élançai vers la porte; et après avoir tiré un bouton qui la fermait en dedans: «Non pas, monsieur le comte, lui dis-je en revenant à lui d’un pas grave; vos gens ne se mêleront pas de cette affaire, trouvez bon qu’elle se passe entre nous.» Mon action, mon air le calmèrent à l’instant même: la surprise et l’effroi se marquèrent dans son maintien. Quand je le vis revenu de sa furie, je lui fis mes adieux en peu de mots; puis, sans attendre sa réponse, j’allai rouvrir la porte, je sortis, et passai posément dans l’antichambre au milieu de ses gens, qui se levèrent à l’ordinaire, et qui, je crois, m’auraient plutôt prêté main-forte contre lui qu’à lui contre moi. Sans remonter chez moi, je descendis l’escalier tout de suite, et sortis sur-le-champ du palais pour n’y plus rentrer.
J’allai droit chez M. Le Blond lui conter l’aventure. Il en fut un peu surpris; il connaissait l’homme. Il me retint à dîner. Ce dîner, quoique impromptu, fut brillant. Tous les Français de considération qui étaient à Venise s’y trouvèrent. L’ambassadeur n’eut pas un chat. Le consul conta mon cas à la compagnie. À ce récit, il n’y eut qu’un cri, qui ne fut pas en faveur de Son Excellence. Elle n’avait point réglé mon compte, ne m’avait pas donné un sol, et, réduit pour toute ressource à quelques louis que j’avais sur moi, j’étais dans l’embarras pour mon retour. Toutes les bourses me furent ouvertes. Je pris une vingtaine de sequins dans celle de M. Le Blond, autant dans celle de M. de Saint-Cyr, avec lequel, après lui, j’avais le plus de liaison; je remerciai tous les autres, et, en attendant mon départ, j’allai loger chez le chancelier du consulat, pour bien prouver au public que la nation n’était pas complice des injustices de l’ambassadeur. Celui-ci, furieux de me voir fêté dans mon infortune, et lui délaissé, tout ambassadeur qu’il était, perdit tout à fait la tête, et se comporta comme un forcené. Il s’oublia jusqu’à présenter un mémoire au sénat pour me faire arrêter. Sur l’avis que m’en donna l’abbé de Binis je résolus de rester encore quinze jours, au lieu de partir le surlendemain, comme j’avais compté. On avait vu et approuvé ma conduite; j’étais universellement estimé. La seigneurie ne daigna pas même répondre à l’extravagant mémoire de l’ambassadeur, et me fit dire par le consul que je pouvais rester à Venise aussi longtemps qu’il me plairait, sans m’inquiéter des démarches d’un fou. Je continuai de voir mes amis: j’allai prendre congé de M. l’ambassadeur d’Espagne, qui me reçut très bien, et du comte de Finochietti, ministre de Naples, que je ne trouvai pas, mais à qui j’écrivis, et qui me répondit la lettre du monde la plus obligeante. Je partis enfin, ne laissant, malgré mes embarras, d’autres dettes que les emprunts dont je viens de parler et une cinquantaine d’écus chez un marchand nommé Morandi, que Carrio se chargea de payer, et que je ne lui ai jamais rendus, quoique nous nous soyons souvent revus depuis ce temps-là: mais quant aux deux emprunts dont j’ai parlé, je les remboursai très exactement sitôt que la chose me fut possible.