Envoyé à Canton, à la fin de 1918, par l'Internationale.
Idiot. Il avait connu au lycée un de mes camarades, Lambert, beaucoup plus âgé que nous, dont les parents, fonctionnaires français, avaient été les amis des miens, commerçants à Haïphong. Comme presque tous les enfants européens de cette ville, Lambert avait été élevé par une nourrice cantonaise, dont, comme moi, il parlait le dialecte. Il était reparti pour le Tonkin au début de 1914. Rapidement écœuré par la vie coloniale, il avait gagné la Chine, où il était devenu l'un des collaborateurs de Sun-Yat-Sen, et n'avait pas rejoint son corps à la déclaration de guerre. Il était resté en correspondance suivie avec Pierre ; il lui promettait depuis longtemps de lui fournir le moyen de venir à Canton. Et Pierre, bien qu'il ne fût pas convaincu de la valeur de cette promesse, étudiait les caractères chinois, non sans découragement. Un jour, en juin 1918, il reçut une lettre dans laquelle Lambert lui écrivait : « Si tu es résolu à quitter l'Europe, dis-le-moi. Je puis te faire appeler ; 800 dollars par mois. » Il répondit aussitôt. Et à la fin de novembre, après que l'armistice eut été signé, il reçut une nouvelle lettre qui contenait un chèque sur une banque de Marseille, et dont le montant était un peu supérieur au prix du passage.
Je disposais alors de quelque argent. Je l'accompagnai à Marseille.
Journée de lent vagabondage à travers la ville. Atmosphère méditerranéenne où tout travail semble consenti, rues éclairées par un pâle soleil d'hiver et tachées par les capotes bleues des soldats qui ne sont pas encore démobilisés... Les traits de son visage ont peu changé : les traces de la guerre se voient surtout sur ses joues, maintenant amaigries, tendues, sillonnées de petites rides verticales, et qui accentuent l'éclat dur des yeux gris, la courbe de la bouche mince et la profondeur des deux rides qui la prolongent.
Depuis longtemps nous marchons en causant. Un seul sentiment le domine, l'impatience. Bien qu'il la cache, elle se glisse sous tous ses gestes, et s'exprime involontairement dans le rythme saccadé de ses paroles.
« Comprends-tu vraiment ce que cela peut être : le remords ? demanda-t-il soudain.
Je m'arrête, interloqué.
‘Un vrai remords ; pas un sentiment de livre ou de théâtre : un sentiment contre soi-même - soi-même à une autre époque.
« Un sentiment qui ne peut naître que d'un acte grave - et les actes graves ne se commettent pas par hasard...
- Cela dépend.
- Non. Pour un homme qui en a fini avec les expériences d'adolescent, souffrir d'un remords, cela ne peut être que ne pas savoir profiter d'un enseignement... »
Et, constatant soudain ma surprise :
« Je te dis cela à propos des Russes. »
Car nous venons de passer devant une vitrine de librairie consacrée à des romanciers russes.
« Il y a une paille dans ce qu'ils ont écrit, et cette paille c'est quelque chose comme le remords. Ces écrivains ont tous le défaut de n'avoir tué personne. Si leurs personnages souffrent après avoir tué, c'est que le monde n'a presque pas changé pour eux. Je dis : presque. Dans la réalité, je crois qu'ils verraient le monde se transformer complètement, changer ses perspectives, devenir, non le monde d'un homme qui « a commis un crime » mais celui d'un homme qui a tué. Ce monde qui ne se transforme pas - disons : pas assez, si tu veux - je ne peux pas croire à sa vérité. Pour un assassin il n'y a pas de crimes, il n'y a que des meurtres - s'il est lucide, bien entendu.
- Idée qui va loin, si on l'étend un peu...
Et, après un silence, il reprend :
« Aussi excédé de soi-même que l'on soit, on ne l'est jamais autant qu'on le dit. Se lier à une grande action quelconque, et ne pas la lâcher, en être hanté, en être intoxiqué, c'est peut-être... »
Mais il hausse les épaules et laisse là sa phrase.
- Dommage que tu n'aies pas la foi, tu aurais fait un missionnaire admi...
- Non ! D'abord parce que les choses que j'appelle bassesses ne m'humilient pas. Elles font partie de l'homme. Je les accepte comme d'avoir froid en hiver. Je ne désire pas les soumettre à une loi. Et j'aurais fait un mauvais missionnaire pour une autre raison : je n'aime pas les hommes. Je n'aime pas même les pauvres gens, le peuple, ceux en somme pour qui je vais combattre...
- Tu les préfères aux autres, cela revient au même.
- Jamais de la vie !
- Quoi, jamais de la vie ? Tu ne les préfères pas ou cela ne revient pas au même ?..
- Je les préfère, mais uniquement parce qu'ils sont les vaincus. Oui, ils ont, dans l'ensemble, plus de cœur, plus d'humanité que les autres ; vertus de vaincus... Ce qui est bien certain, c'est que je n'ai qu'un dégoût haineux pour la bourgeoisie dont je sors. Mais quant aux autres, je sais si bien qu'ils deviendraient abjects, dès que nous aurions triomphé ensemble... Nous avons en commun notre lutte, et c'est bien le plus clair...
- Alors, pourquoi pars-tu ?
Cette fois, c'est lui qui s'arrêta.
- Est-ce que tu serais devenu idiot ?
- Ça m'étonnerait : on s'en serait aperçu.
- Je pars parce que je n'ai pas envie de retourner faire l'imbécile devant un tribunal, pour une raison sérieuse cette fois. Ma vie ne m'intéresse pas. C'est clair, c'est net, c'est formel. Je veux - tu entends ? - une certaine forme de puissance ; ou je l'obtiendrai, ou tant pis pour moi.
- Tant pis si c'est manqué ?
- Si c'est manqué je recommencerai, là ou ailleurs. Et si je suis tué, la question sera résolue. »
Ses bagages avaient été portés à bord. Nous nous serrâmes fortement la main, et il se rendit au bar où il commença à lire, seul, sans pouvoir se faire servir. Sur le quai, des jeunes mendiantes italiennes chantaient, et leurs chansons m'accompagnèrent, tandis que je m'éloignais, avec l'odeur de vernis du paquebot récemment repeint.
Engagé par Sun-Yat-Sen avec le titre de « conseiller juridique » aux appointements de 800 dollars par mois ; chargé, après notre refus de fournir des techniciens au Gouvernement de Canton, de la réorganisation et de la direction de la Propagande (son poste actuel).
Lorsqu'il était arrivé à Canton, il avait appris, en effet, avec un vif plaisir, qu'il devait toucher huit cents dollars mexicains chaque mois. Mais il comprit, après trois mois, que le paiement de la solde des militaires et des civils attachés au Gouvernement de Sun-Yat-Sen était fort incertain : chacun vivait de concussion ou de « combines ». En faisant délivrer des cartes d'agents secrets de propagande à des importateurs d'opium ainsi mis à l'abri des diverses polices, il gagna, en sept mois, une centaine de mille francs-or. Ce qui lui permit de ne plus craindre d'être pris à l'improviste par quelque difficulté. Et, trois mois plus tard, Lambert quitta Canton, lui laissant la direction de la Propagande, qui n'était alors qu'une caricature.