Ne souffrant plus de la précarité d'une position devenue solide, Pierre voulut transformer la Propagande, et faire d'un bureau d'opéra-comique une arme. Il institua un contrôle sérieux des fonds qui lui étaient confiés, et exigea de ses subordonnés de la loyauté : il fut obligé de les remplacer presque tous. Mais les nouveaux fonctionnaires, malgré les promesses de Sun-Yat-Sen qui suivait son effort avec curiosité, ne furent pas payés, et, pendant des mois, Pierre fut occupé à chercher, chaque jour, les moyens de payer ses agents. Il avait annexé à la Propagande la police politique : il obtint encore le contrôle des polices urbaine et secrète. Et, avec la plus grande indifférence à l'égard des décrets, il assura, par les taxes clandestines dont il frappa les importateurs d'opium, les tenanciers de maisons de jeu et de prostitution, l'existence de la Propagande. C'est pourquoi le rapport de police dit :
Individu énergique, mais sans moralité.
(Moralité me ravit).
A su choisir des collaborateurs habiles, tous au service de l'Internationale.
La vérité est plus compliquée. Sachant que se formait entre ses mains l'instrument dont il avait si longtemps rêvé, il fit les plus grands efforts pour empêcher sa destruction. Il n'ignorait pas que, le cas échéant, malgré son affabilité, Sun n'hésiterait pas à l'abandonner ; il agit avec aussi peu de violence que possible, mais avec ténacité. Il s'entoura de jeunes gens du Kuomintang, maladroits mais fanatiques, et qu'il parvint à instruire, aidé par un nombre sans cesse croissant d'agents russes, que la famine avait chassés de la Sibérie et de la Chine du Nord. Avant la rencontre de Sun-Yat-Sen et de Borodine à Shanghaï, l'Internationale de Moscou avait fait pressentir Pierre, lui rappelant les entretiens de Zurich. Elle l'avait trouvé résolu à la servir : elle seule lui semblait disposer des moyens nécessaires à donner à la province de Canton l'organisation révolutionnaire qu'il souhaitait et à remplacer par une volonté persévérante les velléités chinoises. Aussi usa-t-il du peu d'influence qu'il avait sur Sun-Yat-Sen pour le rapprocher de la Russie, et se trouva-t-il tout naturellement le collaborateur et l'allié de Borodine, lorsque celui-ci se rendit à Canton.
Pendant les premiers mois qui suivirent l'arrivée de Borodine, je compris, au ton des lettres de Pierre, qu'une action puissante - enfin - se préparait ; puis les lettres devinrent plus rares, et c'est avec surprise que j'appris que « le ridicule petit Gouvernement de Canton » entrait en lutte contre l'Angleterre et rêvait de reconstituer l'unité de la Chine.
Lorsque Pierre, après ma ruine, me donna la possibilité de venir à Canton comme Lambert la lui avait donnée à lui-même six ans plus tôt, je ne connaissais la lutte de Hongkong contre Canton que par les radios d'Extrême-Orient ; et les premières instructions que je reçus me furent données à Ceylan par un délégué du Kuomintang de Colombo, pendant l'escale. Il pleuvait comme il pleut sous les tropiques ; pendant que j'écoutais le vieux Cantonais, l'auto dans laquelle nous étions assis filait sous les nuages bas ; le pare-brise brouillé faisait sauter au passage, en claquant, les palmes ruisselantes. Il me fallait faire effort pour me persuader que les paroles que j'entendais exprimaient des réalités, des luttes, des morts, de l'angoisse... De retour à bord, au bar, encore étonné des discours du Chinois, j'eus la curiosité de relire les dernières lettres de Pierre, dont le rôle de chef commençait à devenir réel pour moi. Et ces lettres qui sont là, sur mon lit, font maintenant entrer dans cette cabine blanche, à côté de l'image trouble de mon ami, de tant de souvenirs nets ou désagrégés, un océan battu d'une pluie oblique et bordé par la longue ligne grise des hauts plateaux de Ceylan surmontée de nuages immobiles et presque noirs...
« Tu sais combien je souhaite que tu viennes. Mais ne viens pas en croyant trouver ici la vie qui satisfait l'espoir que j'avais lorsque je t'ai quitté. La force dont j'ai rêvé et dont je dispose aujourd'hui ne s'obtient que par une application paysanne, par une énergie persévérante, par la volonté constante d'ajouter à ce que nous possédons l'homme ou l'élément qui nous manque. Peut-être seras-tu étonné que je t'écrive ainsi, moi. Cette persévérance qui me manquait, je l'ai trouvée ici chez des collaborateurs, et je crois l'avoir acquise. Ma force vient de ce que j'ai mis une absence de scrupules complète au service d'autre chose que mon intérêt immédiat... »
J'ai vu chaque jour, en approchant de Canton, afficher les radios par lesquels il a si bien remplacé ses lettres...
Cette note de police est singulièrement incomplète. Je vois au bas de la page deux gros points d'exclamation au crayon bleu. Peut-être est-ce une note ancienne ? Les précisions fournies par la seconde feuille sont d'un tout autre ordre :
Assure aujourd'hui l'existence de la Propagande par des prélèvements sur les envois des coloniaux chinois et sur les cotisations des syndicats. Semble être pour beaucoup dans l'enthousiasme indéniable que rencontre ici l'idée d'une guerre contre les troupes auxquelles nous avons accordé notre appui. Est parvenu, à l'aide d'une prédication incessante, menée par ses agents, à faire accepter les syndicats obligatoires, - sur l'importance desquels je ne crois pas devoir insister, - lorsque Borodine en demanda la création, avant de disposer des piquets de grève. A fait des sept services de la police, publique et secrète, autant de services de propagande. A créé un « groupement d'instruction politique » qui est une école d'orateurs et de propagandistes. A fait rattacher au Bureau Politique, et par là à l'Internationale, le Commissariat de la Justice (ici encore, je ne crois pas devoir insister) et celui des Finances. Enfin, j'insiste sur ce point, il s'efforce actuellement de faire promulguer le décret dont le seul projet a fait demander par nous l'intervention militaire du Royaume-Uni : le décret qui interdit l'entrée du port de Canton à tout bateau ayant fait escale à Hongkong, et dont on a si bien dit qu'il détruirait Hongkong aussi sûrement qu'un cancer. Cette phrase est affichée dans plusieurs bureaux de la Propagande.
Au-dessous, trois lignes sont soulignées deux fois au crayon rouge.
Je me permets d'attirer tout spécialement votre attention sur ceci : cet homme est gravement malade. Il sera obligé de quitter le Tropique avant peu.
J'en doute.
DEUXIÈME PARTIE
PUISSANCES
Juillet
Cris, appels, protestations, ordres des policiers, le vacarme d'hier soir recommence. Cette fois c'est le débarquement. À peine regarde-t-on Shameen aux petites maisons entourées d'arbres. Tous observent le pont voisin protégé par des tranchées et des fils de fer barbelés, et, surtout, les canonnières anglaises et françaises toutes proches dont les canons sont dirigés vers Canton. Un canot automobile nous attend, Klein et moi.
Voici la vieille Chine, la Chine sans Européens. Sur une eau jaunâtre, chargée de glaise, le canot avance comme dans un canal, entre deux rangs serrés de sampans semblables à des gondoles grossières avec leur toiture d'osier. À l'avant, des femmes presque toutes âgées cuisinent sur des trépieds, dans une intense odeur de graisse brûlée ; souvent, derrière elles, apparaît un chat, une cage ou un singe enchaîné. Les enfants nus et jaunes passent de l'un à l'autre, faisant sauter comme un plumeau plat la frange unique de leurs cheveux, plus légers et plus animés que les chats malgré leurs ventres en poire de mangeurs de riz. Les tout petits dorment, paquets dans un linge noir accroché au dos des mères. La lumière frisante du soleil joue autour des arêtes des sampans et détache violemment de leur fond brun les blouses et les pantalons des femmes, taches bleues, et les enfants grimpés sur les toits, taches jaunes. Sur le quai, le profil dentelé des maisons américaines et des maisons chinoises : au-dessus, le ciel sans couleur à force de lumière ; et partout, légère comme une mousse, sur les sampans, sur les maisons, sur l'eau, cette lumière dans laquelle nous pénétrons comme dans un brouillard incandescent.