Nous accostons. Une auto qui nous attendait nous emmène aussitôt à vive allure. Le chauffeur, vêtu de l'uniforme de l'armée, fait ronfler sans cesse son klaxon, et la foule reflue précipitamment, comme poussée par un chasse-neige. À peine ai-je le temps d'entrevoir, perpendiculairement à notre course, une multitude bleue et blanche - beaucoup d'hommes en robes - encadrée par des perspectives de stores ornés de gigantesques caractères noirs et constamment trouée par les marchands ambulants et les manœuvres qui avancent au pas gymnastique, le corps déjeté, l'épaule courbée sous un bambou aux extrémités duquel pendent de lourdes charges. Un instant, apparaissent des ruelles aux dalles crevassées qui finissent dans l'herbe devant quelque bastion à cornes ou quelque pagode moisie. Et, dans un coup de vent, nous distinguons en la croisant l'auto d'un haut fonctionnaire de la République, avec ses deux soldats, parabellum au poing, debout sur les marchepieds.
Quittant le quartier commerçant de la ville, l'auto s'engage sur un boulevard tropical bordé de maisons entourées de jardins, sans promeneurs, où l'éclat blanchâtre et mat de la chaussée brûlante n'est taché que de la silhouette clopinante d'un marchand de soupe bientôt disparu dans une ruelle. Klein, qui va chez Borodine, me quitte devant une maison de style colonial - toit débordant et vérandas - entourés d'une grille semblable à celles qui ornent les chalets des environs de Paris : la maison de Garine. La porte de fer est poussée. Je traverse un petit jardin et parviens à une seconde porte gardée par deux soldats cantonais en uniforme de toile grise. L'un prend ma carte et disparaît. J'attends en regardant l'autre : avec sa casquette plate et son parabellum à la ceinture, il me rappelle les officiers du tsar ; mais sa casquette est rejetée sur l'arrière de sa tête et il est chaussé d'espadrilles. L'autre revient. Je peux monter.
Un petit escalier d'un étage, puis une pièce très vaste, qui communique par une porte avec une autre pièce où des hommes parlent à voix assez haute. Cette partie de la ville est tout à fait silencieuse ; à peine entend-on par instants, derrière les aréquiers dont les palmes emplissent deux fenêtres, des trompes d'autos éloignées ; la porte n'est bouchée que par une natte et je distingue les paroles prononcées en anglais dans l'autre chambre. Le soldat me montre la natte et s'en va.
« ...que l'armée de Tcheng-Tioung-Ming s'organise...
Un homme, de l'autre côté de la natte, continue à parler, mais confusément...
- Je le dis depuis plus d'un mois ! D'ailleurs, Boro est aussi décidé que moi. Le décret seul, tu entends (c'est maintenant la voix de Garine. Un poing frappe une table, martelant les mots), le décret seul nous permettra de démolir Hongkong ! Il faut que ce sacré gouvernement se décide à s'engager...
-...
- Fantôme ou non, qu'il marche, puisque nous avons besoin de lui !
-...
- Eux, là-bas ? ils réfléchiront : ils savent aussi bien que moi que ce décret fera crever leur port comme... »
Un bruit de pas. Des gens entrent et sortent.
« Que proposent les Comités ? »
On remue des feuilles de papier.
- Pas grand-chose... (C'est une nouvelle voix qui parle). La plupart ne proposent même vraiment rien. En voici deux qui demandent l'augmentation des secours de grève et le maintien de l'allocation aux manœuvres. Celui-ci propose l'exécution des ouvriers qui ont les premiers repris le travail...
- Non. Pas encore.
- Pourquoi non ? (voix chinoises, accent d'hostilité).
- La mort ne se manie pas comme un balai ! »
Si quelqu'un sortait, j'aurais l'air d'un espion. Je ne peux cependant pas me moucher, ou me mettre à siffler ! Poussons la natte et entrons.
Autour d'un bureau, Garine en tenue kaki d'officier et trois jeunes Chinois en veston blanc. Pendant les présentations, l'un des Chinois murmure :
« - Il y a des personnes qui ont peur de se salir en touchant les balais...
- Il y avait bien des gens qui trouvaient Lénine peu révolutionnaire, répond Garine, se retournant d'un coup, la main encore posée sur mon épaule. Puis, s'adressant à moi :
« (Tu n'as pas rajeuni...) Tu viens de Hongkong ? » et, sans même attendre ma réponse :
« Tu as vu Meunier, oui. As-tu les papiers ? »
Ils sont dans ma poche. Je les lui donne. Au même instant, un factionnaire entre, apportant une enveloppe gonflée ; Garine la passe à l'un des Chinois, qui résume :
« Rapport de la section de Kuala-Lumpur. Elle attire notre attention sur les difficultés qu'elle rencontre actuellement pour réunir les fonds.
- Et en Indochine française ? me demande Garine.
- Je vous apporte six mille dollars réunis par Gérard. Il dit que ça va très bien.
- Bon. Viens.
Il me prend par le bras, saisit son casque, et nous sortons.
Nous allons chez Borodine : c'est tout près.
Nous longeons le boulevard aux trottoirs d'herbe roussie, silencieux, désert. Le soleil plaque sur la poussière blanche une lumière crue qui oblige presque à fermer les yeux. Garine m'interroge sur mon voyage, rapidement, puis lit, en marchant, le rapport de Meunier, inclinant les feuilles pour atténuer la réverbération. Il a peu vieilli, mais, sous la doublure verte du casque, chaque trait porte l'empreinte de la maladie ; les yeux sont cernés jusqu'au milieu des joues ; le nez s'est aminci encore ; les deux rides qui joignent les ailes du nez aux commissures des lèvres ne sont plus les rides profondes, nettes, d'autrefois ; ce sont des rides larges, presque des plis, et tous les muscles ont quelque chose à la fois de fiévreux, de mou et de si fatigué que, lorsqu'il s'anime et que tous se tendent, l'expression de son visage change complètement. Autour de cette tête qui avance, les yeux fixés sur le papier, l'air, comme toujours à cette heure, tremble devant la verdure dense d'où sortent des palmes poussiéreuses. Je voudrais lui parler de sa santé ; mais il a terminé sa lecture et dit, appuyant à son menton le rapport dont il a fait un petit rouleau :
« Ça commence à aller assez mal, là-bas aussi. L'esprit des sympathisants est moins bon, des domestiques retournent à la niche. Et il faut s'appuyer ici sur de jeunes crétins qui confondent une action révolutionnaire avec le troisième acte de l'Ambigu-Chinois... - Il est impossible d'attribuer des fonds plus élevés aux secours de grève, impossible ! D'ailleurs ça ne changerait rien. Les grèves malades, ça se soigne avec des victoires.
- Il ne propose rien, Meunier ?
Il dit que l'esprit général n'est pas encore mauvais : les faibles flanchent parce que l'Angleterre les menace, par l'intermédiaire de la police secrète. D'autre part, il transmet : « Nos comités chinois, là-bas, proposent de faire enlever en vitesse deux ou trois cents gosses appartenant aux coupables ou aux suspects. On les transporterait ici, on les traiterait bien, mais on ne les rendrait qu'aux parents qui viendraient les chercher. Évidemment, ils ne retourneraient pas à Hongkong demain... C'est précisément le moment de villégiatures, ajoute-t-il. Ça porterait les autres à réfléchir » Ce n'est pas avec des procédés de ce genre que nous irons loin... »
Nous arrivons. La maison est semblable à celle de Garine, mais jaune. Au moment où nous allons entrer, Garine s'arrête et salue militairement un petit vieillard chinois qui sort. Celui-ci étend la main vers nous : nous nous approchons.