- Monsieur Garine, dit-il en français, lentement, d'une voix faible, j'étais ici dans le dessein de vous rencontrer. Je crois qu'un entretien entre nous serait une bonne chose. Quand pourrai-je vous trouver ?
- Monsieur Tcheng-Daï, quand il vous plaira. J'irai vous voir cette...
- Non, non, répond-il, tapotant l'air de la main comme s'il voulait calmer Garine, je passerai, je passerai. Cinq heures, cela vous convient-il ?
- Entendu ; je vous attendrai.
Dès que j'ai entendu prononcer son nom, je l'ai regardé attentivement. Son visage, comme celui de nombre de vieux lettrés, fait songer à une tête de mort. Cela tient à la saillie de ses pommettes, qui ne laisse voir de sa face que les deux taches profondes et sombres des orbites, un nez imperceptible et les dents, surtout lorsqu'on la voit à quelque distance. De près, ses yeux, qui sont allongés, s'animent : son sourire se relie à l'extrême courtoisie de sa parole, à la distinction de sa voix ; tout cela atténue sa laideur et en modifie le caractère. Il enfonce ses mains dans ses manches à la façon d'un prêtre, et accompagne ses paroles de légers mouvements des épaules en avant. J'ai songé un instant à Klein, qui, lui aussi, s'exprime avec tout son corps ; et ce Tcheng-Daï m'a paru plus fin encore, plus âgé, plus subtil. Il est vêtu d'un pantalon et d'une vareuse militaire au col empesé, en toile blanche, comme presque tous les chefs du Kuomintang. Son pousse - il a un pousse particulier, tout noir, - l'attend. Il le rejoint à pas menus ; le tireur l'emmène, d'une course lente et sage ; lui, calé au fond du siège, hoche gravement la tête et semble peser des arguments qu'il se propose en silence...
Après l'avoir suivi un instant du regard, nous passons, sans nous faire annoncer, devant les factionnaires, traversons un hall vide et rencontrons une autre sentinelle en uniforme kaki soutaché d'orange. (Est-ce une marque de distinction ?) En face, ce n'est pas une natte, cette fois, mais une porte fermée.
« Il est seul ? » demande Garine à la sentinelle. L'autre incline la tête affirmativement. Nous frappons et entrons. Le cabinet de travail est vaste. Un portrait en pied de Sun-Yat-Sen, de deux mètres, coupe en deux le mur de chaux bleuâtre. Derrière un bureau couvert de papiers de toutes sortes mis en ordre et soigneusement séparés les uns des autres, Borodine, à contre-jour, nous regarde entrer, un peu étonné (par ma présence sans doute) et clignant des yeux. Il se lève et vient à nous, la main en avant, le dos voûté. Je distingue maintenant son visage en raccourci, au-dessous des cheveux ondulés, massifs, rejetés en arrière, que je voyais seuls lorsqu'il m'est apparu d'abord, penché sur son bureau. Il a cet air de fauve intelligent que donne l'ensemble des moustaches courbes, des pommettes saillantes et des yeux bridés. Quarante ans peut-être.
Pendant l'entretien qu'il a avec Garine, son attitude est à peu près celle d'un militaire. Garine me présente, résume en russe le rapport de Meunier qu'il a laissé sur le bureau ; Borodine prend le papier, et le classe aussitôt dans une pile de rapports surmontée d'un autre portrait, gravé, de Sun-Yat-Sen. Il semble intéressé surtout par un détail qu'il note en disant quelques mots. Puis, tous deux discutent, en russe encore, sur un ton d'animation inquiète. Et nous regagnons pour déjeuner la maison de Garine, qui marche les yeux baissés, soucieux.
- Ça ne marche pas ?
- Oh ! j'ai l'habitude...
Devant sa maison, un planton qui l'attendait lui remet un rapport. Il le lit en gravissant les marches, le signe sur la table d'osier de la véranda et le rend. Le planton part en courant. Garine est de plus en plus soucieux. Je lui demande de nouveau, en hésitant :
- Alors ?
- Alors... alors voilà.
Le ton suffit.
- Ça va mal ?
- Assez. Les grèves, c'est très joli, mais ça ne suffit pas. Maintenant, il faut autre chose. Il faut UNE autre chose : l'application du décret qui interdit aux bateaux chinois de toucher Hongkong, ainsi qu'à tous les bateaux étrangers qui veulent mouiller à Canton. Il y a plus d'un mois que le décret est signé, mais il n'est pas encore promulgué. Les Anglais savent que la grève ne peut durer toujours ; ils se demandent ce que nous allons faire. Attendent-ils beaucoup de l'expédition de Tcheng-Tioung-Ming ? Ils lui fournissent des armes, des instructeurs, de l'argent... Lorsque ce décret a été signé, ils ont eu une telle peur, les gens de Hongkong, qu'ils ont télégraphié à Londres, au nom de tous les corps constitués, pour demander une intervention militaire. Le décret est resté au fond d'un tiroir. Je sais bien que son application justifierait la guerre. Et après ? Ils ne peuvent pas l'entreprendre, cette guerre ! Et Hongkong serait enfin...
Du poing, il fait le geste de serrer une vis.
- En retirant à Hongkong la clientèle des seules compagnies cantonaises, nous abaissons des deux tiers les recettes du port. La ruine.
- Eh bien ?
- Quoi, eh bien ?
- Oui, qu'attendez-vous ?
- Tcheng-Daï. Nous ne sommes pas encore le gouvernement. Une action de ce genre échouera, si ce vieil abruti se met en tête de la faire échouer.
Il réfléchit.
- Même lorsqu'on est très bien renseigné, on ne l'est qu'à demi. Je voudrais savoir - savoir - s'il n'est vraiment pour rien dans ce que nous préparent Tang et les cochons de second ordre...
- Tang ?
- Un général, comme beaucoup d'autres. Tang n'a pas d'importance. Il prépare un coup d'État : il veut nous coller au mur. Ça le regarde. Mais lui, en l'occurrence, ne compte pas : il n'est qu'un hasard nécessaire, qui se reproduira. Ce qui compte, c'est ce que nous trouverons derrière lui. L'Angleterre d'abord, comme il convient. En ce moment les caisses anglaises s'ouvrent largement devant tous ceux qui se proposent de nous abattre ; chaque homme de ses régiments lui est certainement payé un bon prix. (Et - malheureusement - Hongkong n'est pas loin, ce qui permet à Tang et aux autres de filer en lieu sûr quand ils sont battus). Et il y a encore Tcheng-Daï, « l'honnête Tcheng-Daï » que tu as vu tout à l'heure. Je suis sûr que Tang, s'il était vainqueur - il ne le sera pas - lui offrirait le pouvoir, quitte à gouverner sous son nom. On peut mettre Tcheng-Daï à la place du Comité des Sept et on ne peut mettre que lui. Les sociétés publiques et secrètes l'accepteraient, c'est certain. Et il remplacerait notre action par de beaux « appels aux peuples du monde » comme celui qu'il vient de lancer et auquel Gandhi et Russel ont répondu. C'est beau, l'âge du papier ! Je vois cela d'ici : compliments, boniments, retour des marchandises anglaises, Anglais à cigares sur le quai, démolition de tout ce que nous avons fait. Toutes ces villes chinoises sont molles comme des méduses. Le squelette, ici, c'est nous. Pour combien de temps ? »
À l'instant où nous allons nous mettre à table, un nouveau planton arrive, porteur d'un pli. Garine ouvre l'enveloppe avec le couteau de table, s'assied devant son assiette et lit.
- Bon, ça va.
Le planton part.
- Le nombre de crapules que l'on peut trouver autour de Tcheng-Daï est incroyable. Avant-hier, les types qui prétendent se réclamer de lui donnaient une réunion. Sur une espèce de place, pas très loin de la rivière. Il était venu. Digne et fatigué comme tu l'as vu tout à l'heure ; pas pour parler, évidemment. Et c'était à voir, les orateurs vociférant, montés sur les tables, au-dessus d'une masse carrée de têtes pas très enthousiastes, sur un fond de tôle ondulée, de cornes de pagodes, de bouts de zinc tordus. Autour de lui, un peu à l'écart, pas trop, un grand cercle respectueux. Il a été attaqué par de quelconques voyous. Il avait avec lui quelques costauds choisis qui l'ont défendu. Le chef de la police a fait aussitôt coffrer agresseurs et défenseurs. Et aujourd'hui, le principal défenseur - c'est son interrogatoire que j'ai sous les yeux - demande une place, même dans la police, au commissaire qui l'interroge. C'est beau, la foi ! Quant à l'autre papier, le voici...