Comme tous ceux qui agissent fortement sur les foules, ce vieillard courtois, aux petits gestes mesurés, est hanté. Hanté par cette Justice qu'il croit être chargé de maintenir et qu'il ne distingue plus qu'à demi de sa propre pensée, par les problèmes que sa défense lui impose, comme d'autres le sont par la sensualité ou par l'ambition. Il ne songe qu'à elle ; le monde existe en fonction d'elle ; elle est le plus élevé des besoins de l'homme, et aussi le dieu qui doit être le premier satisfait. Il a confiance en elle comme un enfant dans une statue de la pagode.
Le besoin qu'il en avait jadis était profond, humain, simple ; elle le domine aujourd'hui comme un fétiche. Peut-être est-elle encore le premier besoin de son cœur : mais elle est aussi une divinité protectrice sans qui rien ne saurait être tenté, qu'on ne saurait oublier sans devoir craindre une sorte de vengeance mystérieuse... Sa grandeur a vieilli avec lui, et l'on n'en voit plus que le corps exsangue. Possédé par un dieu déformé bien caché sous sa douceur, son sourire et ses grâces mandarinales, il vit, hors de ce monde révolutionnaire quotidien auquel nous sommes, dit Garine, si fortement attachés, dans un rêve de monomane où passent encore des épaves de sa noblesse ; et cette monomanie augmente son influence et son prestige. Le sentiment de la justice a toujours été très puissant en Chine, mais à la fois passionné et confus ; la vie de Tcheng-Daï, qui déjà prend tournure de légende, son âge, font de lui un symbole. Les Chinois tiennent à le voir respecter comme ils tiennent à voir reconnaître les qualités de leur race. Il est provisoirement intangible. Et l'enthousiasme, créé par la Propagande, dirigé contre l'Angleterre, ne peut changer sa direction sans perdre sa force. Il faut qu'il entraîne tout avec lui, mais il est trop tôt encore...
Pendant le repas, les rapports se sont succédé. Garine, de plus en plus inquiet, en prend connaissance dès qu'ils arrivent, et les pose au pied de sa chaise, les uns sur les autres.
Le monde de vieux mandarins, contrebandiers d'opium ou photographes, de lettrés devenus marchands de vélos, d'avocats de la Faculté de Paris, d'intellectuels de toutes sortes affamés de considération qui gravite autour de Tcheng-Daï sait que la Délégation de l'Internationale et la Propagande maintiennent seules l'état actuel, soutiennent seules cette immense attaque qui met en échec l'Angleterre, s'opposent seules avec force au retour de l'état de choses qu'ils n'ont pas su maintenir, de cette république de fonctionnaires dont les deux piliers étaient l'ancien mandarin et le nouveau : médecin, avocat, ingénieur. « Le squelette, c'est nous », disait Garine tout à l'heure. Et il semble, d'après les rapports, que tous, à l'insu peut-être de Tcheng-Daï qui réprouverait un coup d'État militaire, se soient groupés autour de ce général Tang dont on n'a pas parlé à Canton jusqu'ici, et qui a sur eux la supériorité du courage. Tang a reçu ces jours derniers des sommes considérables. Les agents anglais sont nombreux dans l'entourage de Tcheng-Daï... Comme je m'étonne qu'un tel mouvement puisse se préparer à l'insu du vieillard, Garine me répond, tapotant du doigt la table : « Il ne veut pas savoir. Il ne veut pas engager sa responsabilité morale. Mais je crois qu'il veut bien soupçonner... »
2 heures.
À la Propagande, avec Garine, dans le bureau qui m'est destiné. Au mur un portrait de Sun-Yat-Sen, un portrait de Lénine, et deux affiches coloriées : l'une figure un petit Chinois enfonçant une baïonnette dans le derrière rebondi de John Bull les quatre fers en l'air, tandis qu'un Russe en bonnet de fourrure dépasse l'horizon, entouré de rayons, comme un soleil ; l'autre représente un soldat européen, armé d'une mitrailleuse, tirant sur une foule de Chinoises et d'enfants qui lèvent les bras. Sur la première, en chiffres européens : 1925 et le caractère chinois : aujourd'hui ; sur la seconde, 1900 et le caractère : jadis. Une large fenêtre devant laquelle un store jaune saturé de soleil est baissé. À terre, une pile de journaux chinois qu'un planton vient chercher. Les secrétaires de ce service en tirent toutes les caricatures politiques et les classent avec des résumés des principaux articles. Sur le bureau Louis-XVI, réquisitionné, une caricature oubliée, un double sans doute ; c'est une main qui porte, imprimé sur chacun de ses doigts : Russes, Étudiants, Femmes, Soldats, Paysans ; et, dans la paume : Kuomintang. Garine (serait-il devenu soigneux, lui aussi ?) la froisse et la jette au panier. Au mur, un cartonnier, et une porte par laquelle cette pièce communique avec celle où se tient Garine, pleine, elle aussi, de cette lumière tamisée, jaune et dense, que laissent passer les stores. Mais il n'y a pas d'affiches au mur, et le cartonnier est remplacé par le coffre-fort. À la porte, un factionnaire.
Le Commissaire à la Police générale, Nicolaïeff, est assis dans un fauteuil, le ventre en avant, les jambes écartées. C'est un homme très gros, dont le visage a cette expression d'aménité que donne aux obèses blonds un nez légèrement retroussé. Il écoute Garine, les yeux fermés, les mains croisées sur le ventre.
- Enfin, dit Garine, tu as lu tous les rapports qui t'ont été envoyés ?
- Jusqu'à cette minute même...
- Bien. À ton avis, Tang va-t-il marcher contre nous ?
- Sans hésiter : voici la liste des Chinois qu'il a l'intention de faire arrêter. Sans parler de toi.
- Penses-tu que Tcheng-Daï soit au courant ?
- Ils veulent se servir de lui, voilà tout...
Le gros homme s'exprime en français avec un très léger accent. Le ton de la voix - on dirait, malgré la netteté des réponses, qu'il parle à une femme ou qu'il va ajouter : mon cher - le calme du visage, l'onction de l'attitude font songer à un ancien prêtre.
- Disposes-tu de beaucoup d'agents, à la Secrète ?
- Mais, presque de tous...
- Bien : la moitié des hommes dans la ville pour annoncer que Tang, payé par les Anglais, prépare un coup d'État qui doit faire de Canton une colonie anglaise. Milieux populaires, bien entendu. Un quart aux permanences des Syndicats : de bons agents. Très important. Le reste, parmi les sans-travail, avec des numéros de la Gazette de Canton, pour bien montrer que les amis de Tang ont demandé la suppression de l'indemnité de grève que nous faisons verser.
- Les sans-travail inscrits sont, voyons...
- Laisse le dossier tranquille : vingt-six mille.
- Bon, nous aurons assez d'hommes.
- Plus quelques agents choisis, ce soir, aux réunions du parti, pour insinuer que Tang va être radié, qu'il le sait et qu'il place maintenant son espoir hors du parti. Ça, assez vague.
- Entendu.
- Tu es absolument certain, n'est-ce pas, qu'il est impossible de le faire coffrer, Tang ?
- Hélas !
- Dommage. Il ne perdra rien pour attendre.
Le gros homme s'en va, son dossier sous le bras. Garine sonne. Le planton apporte un paquet de cartes de visites qu'il pose sur la table en prenant une cigarette dans la boîte, ouverte, de Garine.