(Quel accent de mépris secret sur le mot : guerrières...)
- N'est-ce donc pas une chose haute et juste que la délivrance de la Chine entière ?
- Vous êtes bien éloquent, monsieur Garine... Mais nous ne voyons pas cela de la même façon. Vous aimez les expériences. Vous employez, pour les exécuter, comment puis-je dire ?.. ce dont vous avez besoin. Il s'agit, en l'occurrence, du peuple de cette ville. Vous l'avouerai-je ? Je préférerais qu'il ne fût pas employé à cette besogne. J'aime à lire des contes tragiques, et le sais les admirer ; je n'aime pas à en contempler le spectacle dans ma propre famille. Si j'osais exprimer ma pensée dans une forme trop violente, qui la dépasse, et employer une expression dont vous vous servez parfois, à propos d'un tout autre objet, je dirais que je ne puis voir sans regret mes compatriotes transformés... en cobayes...
- Il me semble que si une nation a servi de sujet d'expériences au monde entier, ce n'est pas la Chine, c'est la Russie.
- Sans doute, sans doute... Mais elle avait peut-être besoin de cela. Ce besoin, vous l'éprouvez, vous et vos amis. Certes, le danger venu, vous ne le fuirez pas...
Il s'incline.
- Ce n'est pas - à mon avis, monsieur Garine - une raison suffisante pour l'aller chercher.
« Je veux, - je souhaite - que les Chinois soient jugés partout en Chine par des tribunaux chinois, protégés réellement par des gendarmes chinois, qu'ils possèdent en vérité, et non pas en principe, une terre dont ils sont les maîtres légitimes. Mais nous n'avons pas le droit d'attaquer l'Angleterre d'une façon effective, par un acte du Gouvernement. Nous ne sommes pas en guerre. La Chine est la Chine, et le reste du monde est le reste du monde... »
Gêné, Garine ne répond pas tout de suite. Tcheng-Daï reprend :
- Je sais trop à quoi tend cette attaque... Je sais trop qu'elle va contribuer à maintenir le fanatisme qui est venu ici avec vous...
Garine le regarde.
« Fanatisme dont je ne conteste pas la valeur, mais que je ne puis accepter, à mon regret très vif, monsieur Garine. C'est sur la vérité seule que l'on fonde... »
Il écarte les mains, comme s'il s'excusait.
- Croyez-vous, monsieur Tcheng-Daï, que l'Angleterre se soucie de la justice autant que vous ?
- Non... C'est pourquoi nous finirons par la vaincre sans mesures violentes, sans combat. Avant que cinq ans se soient écoulés, aucun produit anglais ne pourra plus pénétrer en Chine. »
Il pense à Gandhi... Garine, frappant la table du bout de son crayon, répond lentement :
- Si Gandhi n'était pas intervenu - au nom de la justice, lui aussi - pour briser le dernier Hartal, les Anglais ne seraient plus aux Indes.
- Si Gandhi n'était pas intervenu, monsieur Garine, l'Inde, qui donne au monde la plus haute leçon que nous puissions entendre aujourd'hui, ne serait qu'une contrée d'Asie en révolte...
- Nous ne sommes pas ici pour donner de beaux exemples de défaites !
- Soyez remercié d'une comparaison qui m'honore plus que vous ne pouvez croire, mais dont je ne suis pas digne. Gandhi sait racheter par ses propres souffrances les erreurs de ses compatriotes.
- Et les coups de fouet que leur vaut sa vertu.
- Vous êtes passionné, monsieur Garine. Pourquoi vous irriter ? Entre vos idées et les miennes, la Chine choisira...
- C'est à nous de faire de la Chine ce qu'elle doit être ! Mais pourrons-nous le faire si nous ne sommes pas d'accord entre nous, si vous lui enseignez à mépriser ce qui lui est le plus nécessaire, si vous ne voulez pas admettre que ce qu'il faut d'abord, c'est EXISTER !
- La Chine a toujours pris possession de ses vainqueurs. Lentement, il est vrai. Mais toujours...
« Monsieur Garine, si la Chine doit devenir autre chose que la Chine de la Justice, celle que j'ai - modestement - travaillé à édifier ; si elle doit être semblable à...
(Un temps. Sous-entendu : à la Russie).
« Je ne vois pas la nécessité de son existence. Qu'il en reste un grand souvenir. Malgré tous les abus de la dynastie mandchoue, l'histoire de la Chine est digne de respect...
- Croyez-vous donc que les pages que nous sommes en train d'en écrire donnent l'impression d'une déchéance ?
- Cinquante siècles d'histoire ne vont pas sans quelques pages très tristes, monsieur Garine, plus tristes sans doute que celles dont vous parlez ne le seront jamais ; mais du moins n'est-ce pas moi qui les ai écrites. »
Il se lève, non sans peine, et se dirige vers la porte à petits pas. Garine l'accompagne ; dès que la porte est refermée, il se tourne vers moi :
- Bon Dieu, Seigneur ! délivrez-nous des saints !
Derniers rapports : les officiers de Tang sont en ville. Rien à craindre pour cette nuit.
« Même dans le domaine des idées, ou plutôt des passions, m'explique Garine pendant que nous dinons, nous ne sommes pas sans force contre Tcheng-Daï. Toute l'Asie moderne est dans le sentiment de la vie individuelle, dans la découverte de la mort. Les pauvres ont compris que leur détresse est sans espoir, qu'ils n'ont rien à attendre d'une vie nouvelle. Les lépreux qui cessaient de croire en Dieu empoisonnaient les fontaines. Tout homme détaché de la vie chinoise, de ses rites et de ses vagues croyances, et rebelle au christianisme, est un bon révolutionnaire. Tu verras cela à merveille par l'exemple de Hong et de presque tous les terroristes que tu auras l'occasion de connaître. En même temps que la terreur d'une mort sans signification, d'une mort qui ne rachète ni ne compense, naît l'idée de la possibilité, pour chaque homme, de vaincre la vie collective des malheureux, de parvenir à cette vie particulière, individuelle, qu'ils tiennent confusément pour le bien le plus précieux des riches. C'est à ces sentiments que les quelques institutions russes apportées par Borodine doivent leur succès ; c'est eux qui poussent les ouvriers à exiger, dans les usines, des commissions de contrôle élues, non par vanité, mais pour atteindre le sentiment d'une existence plus réellement humaine... N'est-ce pas un sentiment semblable : celui de posséder une vie particulière, distincte au regard de Dieu, qui fit la force du christianisme ? Qu'il n'y ait pas loin de tels sentiments à la haine, et même au fanatisme de la haine, je le vois tous les jours... Si l'on montre à un coolie l'auto du patron, cela peut avoir plusieurs effets ; mais si le coolie a les jambes cassées... Et il y a beaucoup de jambes cassées en Chine... Ce qui est difficile, c'est de transformer les velléités des Chinois en résolutions. Il a fallu leur inspirer confiance en eux-mêmes, et par degrés, afin que cette confiance ne disparût pas après quelques jours ; leur montrer leurs victoires, nombreuses et successives, avant de les faire combattre militairement. La lutte contre Hongkong, entreprise pour bien des raisons, est excellente pour cela. Les résultats ont été brillants ; nous les faisons plus brillants encore. Cette ruine qu'ils voient s'appesantir sur le symbole de l'Angleterre, ils désirent tous y participer. Ils se voient vainqueurs, et vainqueurs sans avoir à supporter les images guerrières auxquelles ils répugnent parce qu'elles ne leur rappellent que des défaites. Pour eux comme pour nous, aujourd'hui c'est Hongkong, demain Hankéou, après-demain Shanghaï, plus tard Pékin... C'est l'élan donné par cette lutte qui doit soutenir - et qui soutiendra - notre armée contre Tcheng-Tioung-Ming, comme c'est lui qui soutiendra l'expédition du Nord. C'est pourquoi notre victoire est nécessaire, pourquoi nous devons empêcher, par tous les moyens, cet enthousiasme populaire qui est en train de devenir une force d'épopée de retomber en poussière au nom de la justice et d'autres fariboles !
- Une telle force, si aisément détruite ?
- Détruite, non. Annihilée, oui. Il a suffi d'une inopportune prédication de Gandhi (parce que des Indiens avaient liquidé quelques Anglais, ah ! là là !..) pour briser le dernier Hartal. L'enthousiasme ne supporte pas l'hésitation, surtout ici. Ce qu'il faut, c'est que chaque homme sente que sa vie est liée à la Révolution, qu'elle perdra sa valeur si nous sommes battus, qu'elle redeviendra une loque...