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Après un silence, il ajoute :

- Et de plus, une minorité résolue...

Après le dîner, il est allé prendre des nouvelles de Borodine ; l'accès de fièvre que craignait le médecin s'est déclaré, et le délégué de l'Internationale, couché, est dans l'impossibilité de lire et de discuter quoi que ce soit. Cette maladie inquiète Garine, et son inquiétude nous a amenés à parler quelques instants de lui-même. À l'une de mes questions, il a répondu :

- Il y a au fond de moi de vieilles rancunes, qui ne m'ont pas peu porté à me lier à la Révolution...

- Mais tu n'as presque pas été pauvre...

- Oh ! là n'est pas la question. Mon hostilité profonde va bien moins aux possesseurs qu'aux principes stupides au nom desquels ils défendent leurs possessions. Et il y a autre chose : quand j'étais adolescent, je pensais des choses vagues, je n'avais besoin de rien pour avoir confiance en moi. J'ai toujours confiance en moi, mais autrement : aujourd'hui, il me faut des preuves. Ce qui me lie au Kuomintang...

Et, posant sa main sur mon bras : « C'est l'habitude, mais c'est surtout le besoin d'une victoire commune... »

Le lendemain.

L'action des terroristes est toujours violente. Hier, un riche commerçant, un juge et deux anciens magistrats ont été assassinés, les uns dans la rue, les autres chez eux.

Tcheng-Daï doit demander demain au Comité exécutif l'arrestation immédiate de Hong et de tous ceux qui sont tenus pour les chefs des sociétés anarchistes et terroristes.

Le lendemain.

« Les troupes de Tang sont réunies. »

À peine avons-nous commencé de déjeuner. Aussitôt, nous partons. L'auto file à toute vitesse le long du fleuve. Dans la ville on ne voit rien encore. Mais, à l'intérieur des maisons devant lesquelles nous nous arrêtons, les équipes de mitrailleurs sont prêtes. Dès que nous sommes passés, la police régulière du quai et les piquets de grève chassent la foule, et arrêtent toute circulation sur les ponts, près desquels s'installent les batteries de mitrailleuses. Les troupes de Tang sont de l'autre côté du fleuve.

À la propagande, devant le bureau de Garine, nous attendent Nicolaïeff et un jeune Chinois dépeigné, au visage assez beau : Hong, le chef des terroristes. C'est seulement lorsque j'entends son nom que je remarque la longueur de ses bras, cette longueur un peu simiesque dont m'a parlé Gérard. Déjà de nombreux agents sont dans le couloir : ceux qui, postés devant les maisons de nos amis suspects à Tang avaient pour mission de nous prévenir dès que se présenteraient les patrouilles chargées des arrestations. Ils disent qu'ils viennent de voir les soldats pénétrer de force dans les maisons, furieux de ne pas trouver ceux qu'ils cherchent, emmener des femmes, des domestiques... Garine les fait taire. Puis, il demande à chacun où il se trouvait, et note, sur le plan de Canton, les lieux visités par les patrouilles.

- Nicolaïeff ?

- Oui.

- Descends. Un message à Gallen. Toi-même, hein ! Puis, un agent en auto dans toutes les permanences : que chaque syndicat envoie cinquante volontaires contre chaque patrouille. Les patrouilles vont remonter vers le fleuve. Les volontaires sur le quai. Deux postes de cadets pour les diriger, avec une mitrailleuse chacun. »

Nicolaïeff part en hâte, essoufflé, secouant lourdement son gros corps. Il y a maintenant dans le couloir une foule d'agents qu'un officier cantonais et un Européen de haute taille (Klein, me semble-t-il... mais il est dans l'ombre) interrogent rapidement avant de les laisser arriver jusqu'à Garine. Un autre officier cantonais, très jeune, traverse en jouant des épaules cette masse blanche de personnages en costume de toile ou en robes.

- Je pars, monsieur le Commissaire ?

- Entendu, colonel. Vous recevrez les messages à hauteur du pont n°3.

Il lui remet un plan où sont notés en rouge les lieux où se trouvaient les patrouilles, le point de départ de Tang et les routes qu'il peut suivre. La barre bleue du fleuve coupe la ville : là, comme toujours à Canton, se livrera le combat. Je me souviens de la phrase de Gallen : « Les tenailles. S'ils ne passent pas les ponts de bateaux, ils sont fichus... »

Un jeune secrétaire, en courant, apporte des notes.

- Attendez, colonel ! voici la note de la Sûreté : Tang a quatorze cents hommes.

- Moi, cinq cents seulement.

- Gallen me disait six ?

- Cinq. Vous avez des guetteurs le long du fleuve ?

- Oui. Aucun danger d'être tournés.

- Bon. Les ponts, nous les tiendrons.

L'officier s'en va, sans rien ajouter. Dans le brouhaha, nous entendons le grincement de son auto qui démarre et son klaxon qui s'éloigne en fonctionnant sans arrêt. Chaleur, chaleur. Nous sommes tous en manches de chemise ; nos vestons sont jetés les uns sur les autres, dans un coin.

Encore une note : copie d'une note de Tang :

Objectifs : Banques, Gare, Poste, lit à haute voix Garine. Il continue à lire, mais sans parler, puis reprend : « Il faut d'abord qu'ils passent le fleuve...

- Garine, Garine ! Les troupes de Feng-Liao-Dong...

C'est Nicolaïeff qui revient, épongeant son large visage avec son mouchoir, les cheveux mouillés, les yeux roulant comme des billes.

-... se joignent à celles de Tang ! Les routes de Whampoa sont coupées.

- Sûr ?

- Sûr.

Et, à voix plus basse : « Jamais nous ne pourrons tenir tout seuls...

Garine regarde le plan étendu sur la table. Puis, il hausse nerveusement les épaules et va jusqu'à la fenêtre.

- Il n'y a pas trente-six choses à faire...

À pleine voix :

- « Klein ! » Plus bas : « Hong, file à la permanence des chauffeurs et ramène une cinquantaine de types. »

Et, revenant à Nicolaïeff :

- Télégraphe ? Téléphone ?

- Coupés, naturellement.

Klein entre.

- Quoi ?

- Feng nous plaque et coupe Wampoa. Prends une patrouille de gardes rouges et des agents. Réquisitionne - en vitesse - tout ce que tu pourras trouver comme autos. Dans chaque bagnole, un agent et un chauffeur. (Tu trouveras les chauffeurs en bas, Hong, est allé les chercher). Qu'ils circulent dans toute la ville - sans passer les ponts - et qu'ils envoient ici le plus possible de sans-travail et de grévistes. Passe aux permanences. Que les militants nous envoient tous les hommes dont ils pourront disposer. Et arrange-toi pour atteindre le colonel et lui dire qu'il te donne cent cadets.

- Il va gueuler.

- Plus le choix, idiot ! Ramène-les toi-même.

Klein part. Dans le lointain, un bruit de fusillade commence...

- Maintenant, gare à l'embouteillage ! S'il en vient seulement trois mille pour commencer...

Il appelle le cadet qui tout à l'heure, avec Klein, interrogeait les agents avant de les laisser entrer :

- Envoyez un secrétaire à la permanence des gens de mer. Trente coolies tout de suite.

Encore une auto qui part. Je jette un coup d'œil par la fenêtre : une dizaine d'autos sont devant la Propagande, avec leurs chauffeurs, et attendent. Chaque secrétaire qui part en prend une ; l'auto sort en grinçant de la grande ombre oblique du bâtiment et disparaît dans une poussière pleine de soleil. On n'entend plus de coups de feu, mais, pendant que je regarde, j'entends la voix d'un homme qui dit à Garine, derrière moi :

- Trois patrouilles sont prisonnières. Les trois envoyés des sections attendent.