- Fusillez les officiers. Quant aux hommes... où sont-ils ?
- Aux permanences.
- Bon. Désarmés, menottes. Si Tang passe les ponts, fusillés.
Au moment où je me retourne, l'homme qui parlait sort ; mais il rentre aussitôt :
- Ils disent qu'ils n'ont pas de menottes.
- Au diable !
La sonnerie du téléphone intérieur.
- Allô ? Capitaine Kovak ? Le Commissaire à la Propagande, oui ! Elles flambent ? Combien de maisons ? De l'autre côté du fleuve ?.. Laissez-les flamber...
Il raccroche.
- Nicolaïeff ? Quelle garde devant la maison de Borodine ?
- Quarante hommes.
- Pour l'instant, ça suffit. Il y a une civière chez lui ?
- J'en ai fait porter une tout à l'heure,
- Bon.
Il regarde à son tour par la fenêtre, serre les poings et, s'adressant de nouveau à Nicolaïeff :
- Voilà le cafouillage qui commence... Descends. D'abord, les autos sur une seule ligne, les unes derrière les autres. Le type qui part n'a qu'à prendre la première. Ensuite, un barrage et les sans-travail en rangs.
Nicolaïeff, déjà en bas, se démène, agite les bras, en raccourci, le visage rouge sous son casque blanc. Les autos, avec fracas, se déplacent, se rangent. Deux ou trois cents hommes en loques attendent, à l'ombre, presque tous accroupis. Il en arrive de nouveaux de minute en minute. Ils questionnent les premiers, l'air abruti, et s'accroupissent derrière eux, pour être eux aussi à l'ombre. J'entends derrière moi :
- Le premier et le troisième ponts de bateaux ont été attaqués.
- Étais-tu là ?
- Oui, Commissaire, au troisième.
- Alors ?
- Ils n'ont pas tenu devant les mitrailleuses. Maintenant, ils préparent des sacs de sable.
- Bon.
- Le colonel m'a donné cette note pour vous.
J'entends l'enveloppe qu'on déchire.
- Des hommes ? oui, oui ! dit encore Garine, avec exaspération. Et, à voix basse : Il a peur de ne pas tenir le coup.
En bas, les loqueteux sont de plus en plus nombreux. À la limite de la ligne d'ombre, des disputes se produisent.
- Garine, il y a au moins cinq cents types en bas.
- Toujours personne, de la permanence des gens de mer ?
- Personne, Commissaire, répond le secrétaire.
- Tant pis !
Il fait remonter le store, et, par la fenêtre, appelle :
- Nicolaïeff !
Le gros homme lève la tête, montrant ainsi son visage, et vient sous la fenêtre.
Garine lui jette un paquet de brassards qu'il a pris dans le tiroir de son bureau :
- Prends trente bonshommes, fous-leur à chacun un brassard et commence la distribution des armes.
Il revient.
On entend la voix de Nicolaïeff, d'en bas :
« Les clefs, bon Dieu ! »
Garine prélève sur un trousseau une petite clef et la jette par la fenêtre : le gros homme la reçoit dans ses mains réunies en coupe. À l'extrémité de la route apparaissent des ambulanciers, qui portent des blessés couchés sur des civières.
- Deux gardes rouges au bout de la rue, bon Dieu ! Pas de blessés par ici en ce moment !
Fatigué par la réverbération du soleil sur la poussière de la rue et sur les murs, je me retourne un instant. Tout est brouillé. Taches de couleurs des affiches de propagande collées au mur, ombre de Garine qui marche de long en large... Mes yeux, rapidement, s'accoutument à l'ombre. Ces affiches, en ce moment, prennent vie... Garine revient à la fenêtre.
- Nicolaïeff ! Rien que des fusils !
- Bon.
La foule des sans-travail, de plus en plus dense, encadrée par des agents de police en uniforme et un piquet de grève envoyé sans doute par Klein, avance, en pointe, vers la porte : les fusils sont dans la cave. Foule immense, toujours protégée par l'ombre. Arrivent dans le soleil, en rangs, une vingtaine d'hommes porteurs de brassards, conduits par un secrétaire.
- Garine, de nouveaux types avec des brassards !
Il regarde.
- Les coolies des gens de mer. Ça va.
Silence. Dès que nous attendons quelque chose, nous retrouvons la chaleur, comme une plaie. En bas, une faible rumeur ; murmures, socques, inquiétude, la cliquette d'un marchand ambulant, les cris d'un soldat qui le chasse. Devant la fenêtre, la lumière. Calme plein d'anxiété. Le son rythmé, de plus en plus net, de la marche des hommes qui arrivent, au pas ; le claquement brutal de la halte. Silence. Rumeur... Un seul pas, dans l'escalier. Le secrétaire.
- Les coolies des gens de mer sont là, commissaire.
Garine écrit et plie sa feuille.
Le secrétaire tend la main.
- Non !
Il froisse le papier, et l'envoie dans la corbeille.
- J'y vais.
Mais voici de nouveaux secrétaires porteurs de papiers. Il lit : « Hongkong, plus tard ! » et jette les rapports dans un tiroir. Entre un cadet.
- Commissaire, le Colonel demande des hommes.
- Dans un quart d'heure.
- Il demande combien il en aura !
Nous regardons encore par la fenêtre ; maintenant la foule s'étend jusqu'à l'extrémité de la rue - toujours limitée par la ligne d'ombre - agitée de lents mouvements qui s'y perdent, comme dans l'eau.
- Au moins quinze cents.
Le secrétaire attend encore, Garine, de nouveau, écrit, et cette fois, lui remet l'ordre.
Encore la sonnerie du téléphone intérieur.
-...
- Mais quels émeutiers, bon sang !
-...
- Tu devrais le savoir !
-...
- Oui, enfin, comment sont-ils arrivés ?
-...
- Plusieurs banques ? Bon. Laisse-les attaquer.
Il raccroche et quitte la pièce.
- Je te suis ?
- Oui, répond-il, déjà dans le corridor.
Nous descendons. Des hommes à brassard, choisis tout à l'heure par Nicolaïeff, apportent de la cave des fusils que leurs camarades distribuent sur le perron aux sans-travail, presque en rangs ; mais les coolies des gens de mer sont remontés avec des caisses de cartouches ; les hommes armés se mêlent aux autres, qui veulent passer et prendre des cartouches avant d'avoir obtenu un fusil... Garine crie en mauvais chinois ; on ne l'entend pas. Il vient alors devant la caisse ouverte et s'assied dessus. La distribution cesse. Le mouvement s'arrête ; des derniers rangs viennent des questions... Il fait vivement reculer les hommes sans armes, placer devant eux les hommes armés. Ceux-ci, par trois, reçoivent, en passant devant la caisse, leurs munitions, avec une inquiétante lenteur... Dans la cave, les coolies ouvrent de nouvelles caisses, à grands coups de ciseau et de marteau... Et un bruit militaire de pas, comme tout à l'heure, arrive jusqu'à nous. Nous ne voyons rien à cause de la foule. Garine saute sur le perron, et regarde :
- Les cadets !
Ce sont, en effet, les cadets que ramène Klein. Des coolies reviennent de la cave, ahanant, l'épaule écrasée par un large bambou où sont suspendues de nouvelles caisses de cartouches... Klein est devant nous.
- Deux cadets pour te seconder, lui dit Garine. Tous les hommes arrivés et pourvus de munitions à vingt mètres en avant. Les hommes armés sans munitions à dix mètres. Une caisse et trois hommes entre les deux pour la distribution.
Et, quand tout cela est fait, sans cris, dans une poussière âcre et dense, rayée de soleil :
- Maintenant, les fusils d'abord, les munitions trois mètres plus loin. Les cadets tout à fait en avant. Faites ranger les hommes par dix. Un chef par rang ; militant s'il y en a, sinon le premier du rang. Chaque cadet prend cent cinquante hommes et file au quai demander les instructions du colonel.
Nous remontons, et notre premier regard est encore pour la fenêtre : la rue est maintenant envahie ; au soleil comme à l'ombre, des orateurs, juchés sur les épaules de leurs compagnons, hurlent... On entend le bruit éloigné des mitrailleuses. Là-bas, un premier groupe armé s'en va au pas gymnastique, surveillé par un cadet.