Et l'exaspération passive, la tension de tous les nerfs qui ne trouve plus d'autre objet que l'attente, commence. Attendre. Attendre. Sous la fenêtre, les sections, une à une, se constituent et s'en vont, dans un bruit de pas. Des pièces qui concernent Hongkong sont apportées. Garine les jette dans un tiroir. On entend toujours le son de toile déchirée des mitrailleuses, et, de temps à autre, des rafales isolées de coups de fusil ; mais tout cela est lointain et rejoint presque dans notre esprit les salves de pétards que nous entendions hier... Nous tenons toujours les ponts. Cinq fois, les troupes de Tang ont essayé de passer, mais n'ont pu franchir les têtes de pont sur lesquelles nos mitrailleuses tirent à feux croisés. Chaque fois, un cadet apporte une note : « Attaque pont n°... repoussée. » Et nous recommençons à attendre, Garine marchant de long en large ou couvrant son buvard de lourds dessins fantastiques pleins de courbes, moi regardant, par la fenêtre toujours semblable, l'organisation des sections. Deux indicateurs sont venus après avoir franchi le fleuve à la nage : de l'autre côté des ponts, on pille et on brûle. Tendue au-dessus de la rue, une très légère fumée atténue l'éclat du ciel très calme.
Garine et moi filons en auto vers le quai. Personne dans les rues. Les rideaux de fer des riches boutiques sont abaissés, les échoppes sont fermées par des planches. Lorsque nous passons, des figures apparaissent aux fenêtres, derrière une toile tendue ou un lit dressé, et s'effacent aussitôt. Au coin d'une rue disparaît une femme aux petits pieds qui court, un enfant dans les bras, un enfant sur le dos.
Halte à quelques mètres du quai, dans une rue parallèle, pour échapper au feu des ennemis qui tirent de l'autre rive. Le colonel s'est établi dans une maison peu éloignée du pont principal. Dans la cour, des officiers et des enfants. Au premier étage, une table sur laquelle le plan de Canton est étendu ; contre la fenêtre, trois lits de bois dressés ne laissent entre eux qu'une étroite meurtrière où passe une raie de soleil qui fait sur le genou du colonel une tache pointue.
- Eh bien ?
- Avez-vous reçu cela ? demande le colonel, tendant une note.
La note est en chinois : Garine et moi lisons ensemble. Il semble comprendre à peu près ; néanmoins je traduis, à mi-voix : le général Gallen attaque les troupes de Feng qui nous séparent et marche vers la ville ; le commandant(4) Chang-Kaï-Shek, parti avec les meilleures sections de mitrailleuses va prendre à revers les troupes de Tang.
- Non. C'est arrivé depuis mon départ, sans doute. Vous êtes sûr de tenir, ici ?
- Naturellement.
- Gallen va bousculer Feng comme un tas de poussière. Avec l'artillerie, c'est certain. Pensez-vous que les troupes de Feng se replient sur la ville ?
- C'est probable.
- Bon. Avez-vous assez d'hommes, maintenant ?
- Plus qu'il n'en faut.
- Pouvez-vous me donner deux mitrailleuses et un capitaine ?
Le colonel lit quelques notes.
- Oui.
- Je fais barricader les rues et établir à l'entrée des nids de mitrailleuses. Si les troupes battues tombent dessus, elles prendront la campagne.
- Je le crois.
Il donne un ordre à son officier d'ordonnance, qui part en courant. Nous prenons congé, frappés l'un après l'autre par le rayon que projette la meurtrière. La fusillade, dehors, est calme.
En bas, vingt cadets nous attendent, abattus comme des mouches sur deux autos : serrés dans les sièges, accrochés aux garde-boue, assis dans la capote, debout sur les marchepieds. Le capitaine monte avec nous. Les autos démarrent et filent, secouant les cadets à chaque caniveau.
De nouveaux rapports, sur le bureau, attendent Garine qui les regarde à peine. Il donne au capitaine la direction des sections qui continuent à se former : dans la rue que le soleil maintenant plus bas emplit d'ombre, on ne voit que des têtes.
« Pour les barricades, réquisitionnez ! »
Laissant Nicolaïeff à l'organisation et à l'armement des sections, Klein descend de nouveau au sous-sol, suivi de vingt cadets ; le groupe remonte et reparaît dans le couloir, confus, hérissé çà et là des raies brillantes que fait la lumière sur les canons des mitrailleuses. Et, de nouveau, des autos s'en vont avec un fracas d'embrayage et de klaxons, débordant de soldats secoués, et laissant entre les traces des roues des casquettes kaki, épaves.
Deux heures d'attente. De temps à autre, nous recevons un nouveau rapport... Une seule alerte : vers quatre heures, l'ennemi avait emporté le deuxième pont. Mais presque aussitôt, la ligne d'ouvriers armés placés partout à l'arrière du quai, arrêtant le corps de Tang, a donné à notre section mobile de mitrailleuses le temps d'arriver, et nous avons reconquis le pont. Puis, dans les ruelles parallèles au quai, on a fusillé.
Vers cinq heures et demie, les premiers fuyards de la division de Feng arrivent. Reçus par les mitrailleuses, ils reprennent la campagne aussitôt.
Inspection de nos postes. L'auto s'arrête à quelque distance ; nous allons à pied, Garine, un secrétaire cantonais et moi, jusqu'à l'extrémité de ces rues dont la perspective est coupée à mi-hauteur par des barricades basses, faites de poutres et de lits de bois. Derrière elles, les mitrailleurs fument de longs cigares indigènes, et jettent de temps à autre un coup d'œil par les meurtrières. Garine regarde en silence. À cent mètres des barricades, les ouvriers armés par nous attendent, accroupis, causant ou écoutant les discours des sous-officiers improvisés, militants de syndicats porteurs de brassards.
Et, dès notre retour à la Propagande, l'attente recommence. Mais ce n'est plus une attente anxieuse : au dernier des postes que nous inspections, un secrétaire a rejoint Garine et lui a apporté un message de Klein : le commandant Chang-Khaï-Shek a forcé les barrages de Tang, et les troupes de ce dernier, débandées elles aussi, tentent de gagner la campagne. La fusillade, qui a cessé du côté des ponts, continue, nourrie, comme une grêle lointaine, sur l'autre rive ; de temps à autre, on entend éclater des grenades, comme d'énormes pétards. La bataille s'éloigne rapidement, aussi rapidement que tombe la nuit. Pendant que je dîne dans le bureau de Nicolaïeff, en classant les derniers rapports de Hongkong, des lumières s'allument ; et la nuit tout à fait venue, je n'entends plus que des détonations isolées, perdues...
Lorsque je redescends au premier étage, une rumeur de paroles et des bruits d'armes viennent, par les fenêtres, de la rue nocturne. Près des autos, dans la lumière triangulaire des phares, des silhouettes de cadets se croisent, noires, rayées de barres qui brillent : des armes. Un bataillon de Chang-Kaï-Shek est déjà dans la rue. On ne distingue rien hors des faisceaux lumineux des phares, mais on sent qu'en bas une foule mouvante anime l'ombre, avec le besoin de parler haut qui suit les combats.
Garine, assis derrière son bureau, mange une longue flûte de pain grillé qui craque entre ses dents et parle au général Gallen qui l'écoute en marchant à travers la pièce.
-... Je ne peux pas donner, dès maintenant, des conclusions. Mais, d'après les quelques rapports que j'ai déjà reçus, je peux affirmer ceci : il y a partout des îlots de résistance ; il y a dans la ville la possibilité d'une nouvelle tentative semblable à celle de Tang.
- Il est pris, Tang ?
- Non.
- Mort ?
- Je ne sais pas encore. Mais aujourd'hui c'est Tang, demain ce sera un autre. L'argent de l'Angleterre est toujours là, et celui des financiers chinois aussi. On lutte ou on ne lutte pas. Mais...
Il se lève, souffle sur le bureau, secoue ses vêtements pour en chasser les miettes de pain, va au coffre-fort, l'ouvre, et en tire un tract qu'il donne à Gallen.