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-... voici l'essentiel.

- Hein ! cette vieille crapule !..

- Non. Il ignore certainement l'existence de ces tracts.

Je regarde par-dessus l'épaule de Gallen : le tract annonce la constitution d'un nouveau gouvernement, dont la présidence aurait été offerte à Tcheng-Daï.

« On sait qu'on peut nous l'opposer. Contre toute notre propagande, il y a son influence.

- Tu as ce tract depuis longtemps ?

- Une heure.

- Son influence... Oui, il fait pôle. Tu ne trouves pas que tout cela a assez duré ?

Garine réfléchit :

- C'est difficile...

« D'autant plus que je commence à me méfier de Hong... il se mêle maintenant de faire descendre, de sa propre autorité, des gens qui ont fait au parti des dons considérables...

- Remplace-le.

- Ça demande réflexion : il a de grandes qualités, et le moment est mal choisi. Et puis, s'il cesse d'être avec nous, il sera contre nous.

- Et après ?

- Il ne peut rien sans nous de façon durable ; les terroristes sont toujours imprudents, toujours mal organisés... mais pendant quelques jours...

Le lendemain.

« Naturellement ! » dit Garine en entrant dans son bureau, ce matin, et en voyant de hautes piles de rapports. « Après les histoires, c'est toujours comme ça... » Et nous nous mettons au travail. Une activité furieuse apparaît à travers tous ces rapports que nous mettons en ordre comme des choses mortes. Désirs, volontés d'avant-hier et d'hier, violence d'hommes dont je sais seulement qu'ils sont morts ou en fuite. Et espoir d'autres hommes qui veulent, demain, tenter ce que Tang n'a pas été capable de réussir.

Garine travaille en silence, et réunit tous les documents - ils sont nombreux - qui concernent Tcheng-Daï. Quelquefois, en choisissant ou annotant une pièce au crayon rouge, il dit seulement, à mi-voix : « Encore. »

Vers ce vieillard s'orientent tous nos ennemis. Tang qui croyait passer les ponts assez vite pour s'emparer des armes réunies à la Propagande, voulait lui confier la présidence du nouveau gouvernement. Tous ceux que l'action gêne ou inquiète, tous ceux qui vivent de lamentations, réunis autour des chefs des sociétés politiques secrètes, vieillards qui ont jadis collaboré avec Tcheng-Daï, forment une masse à qui sa vie, à lui Tcheng, donne une sorte d'ordre...

Et voici les rapports de Hongkong : Tang a gagné la ville. L'Angleterre, qui sait combien les fonds de la Propagande sont peu élevés, reprend courage. Je comprends, mieux peut-être que lorsque j'étais à Hongkong même, ce qu'est cette guerre nouvelle où les canons sont remplacés par des mots d'ordre, où la ville battue n'est pas livrée aux flammes, mais à ce grand silence des grèves d'Asie, à ce vide inquiétant des villes abandonnées où quelque silhouette furtive disparaît avec un claquement assourdi de socques solitaires... La victoire n'est plus dans un nom de bataille, mais dans ces graphiques, dans ces rapports, dans la baisse du prix des maisons, dans les demandes de subventions, dans la floraison des plaques blanches qui remplacent peu à peu, à l'entrée des buildings de Hongkong, les raisons sociales des Compagnies... L'autre guerre, l'ancienne, se prépare, elle aussi : l'armée de Tcheng-Tioung-Ming est entraînée sous la direction d'officiers anglais.

« De l'argent, de l'argent, de l'argent ! » disent, l'un après l'autre, les rapports. « Nous allons être obligés de cesser le paiement des allocations de grève... » Et Garine, en face de chaque demande, trace nerveusement un D majuscule : le décret. Nombre de compagnies cantonaises, qu'il ruinerait sans espoir et qui ont proposé naguère à Borodine des sommes élevées, se sont tournées vers les amis de Tcheng-Daï... Vers onze heures, il s'en va.

- Il faut absolument décrocher ce décret. Si Gallen vient, tu lui diras que je suis chez Tcheng-Daï. »

Je travaille ensuite avec Nicolaïeff. Ce chef de la Sûreté est un ancien agent de l'Okhrana, dont Borodine connaît le dossier, aujourd'hui à la Tchéka. Affilié aux organisations terroristes avant la guerre, il fit arrêter nombre de militants. Il était fort bien renseigné, car il joignait à ses propres indications celles de sa femme, terroriste sincère et respectée, qui mourut de façon singulière. Diverses circonstances éloignèrent de lui la confiance de ses camarades, sans permettre néanmoins la naissance d'une opinion assez ferme pour justifier son exécution. Dès lors, l'Okhrana le tint pour brûlé, et ne le paya plus. Il était incapable de travailler. Il erra de misère en misère, fut guide, marchand de photos obscènes... Périodiquement, il implorait la police qui lui envoyait quelque argent pour le secourir ; il vivait écœuré de lui-même, à vau-l'eau, lié cependant à cette police par une sorte d'esprit de corps. En 1914, sollicitant cinquante roubles - ce fut sa dernière demande - il dénonçait, comme pour s'acquitter, sa voisine, vieille femme qui cachait des armes...

La guerre le délivra. Il quitta le front en 1917, finit par échouer à Vladivostok, puis à Tientsin où il s'embarqua, en qualité de laveur, sur le bateau qui partait pour Canton. Il reprit ici son ancienne profession d'indicateur, et sut montrer assez d'habileté pour que Sun-Yat-Sen lui confiât, quatre ans plus tard, un des postes importants de sa police secrète. Les Russes semblent avoir oublié son ancienne profession.

Pendant que j'achève de mettre en ordre le courrier de Hongkong, il étudie la répression du soulèvement d'hier. « Alors comprends-tu, mon petit, je choisis la plus grande salle. Elle est grande, très grande. Donc, je m'assieds dans le fauteuil présidentiel, seul, tout seul, sur l'estrade ; tout seul, tu comprends bien ? Il y a seulement un greffier dans un coin, et, derrière moi, six gardes rouges qui ne comprennent que le cantonais, revolver au poing, bien sûr. Quand le type entre, il fait souvent claquer ses talons (il y a des hommes courageux, comme dit ton ami Garine) ; mais quand il sort, il ne fait jamais claquer ses talons. S'il y avait là des gens, du public, je n'obtiendrais jamais rien : les accusés tiendraient tête. Mais quand nous sommes tout seuls... Tu ne peux pas comprendre cela : tout seuls... » Et, avec un sourire mou, un sourire de gros vieillard excité regardant une petite fille nue, il ajoute, plissant les paupières : « Si tu savais comme ils deviennent lâches...

Lorsque je rentre pour déjeuner, je trouve Garine en train d'écrire.

- Un instant, j'ai presque fini. Il faut que je note cela tout de suite, sinon je l'oublierais. C'est ma visite à Tcheng-Daï.

Après quelques minutes, j'entends le bruit que fait la plume lorsqu'on tire un trait. Il repousse ses papiers.

« Il paraît que sa dernière maison est vendue. Il loge chez un photographe pauvre, et c'est sans doute pour cela qu'il a préféré venir me voir, l'autre jour. On me fait entrer dans l'atelier, une petite pièce pleine d'ombre. Il avance le fauteuil et s'assied sur le divan. Quelque part, dans une cour, un marchand de lanternes martèle du fer-blanc - ce qui nous oblige à parler très haut. D'ailleurs, tu n'as qu'à lire...

Il me tend ses papiers.

- « Commence à : Mais sans doute... T. D., c'est lui, G., c'est moi, évidemment. Ou plutôt non : je vais te lire ça : tu ne pourrais pas comprendre les indications qui sont en abrégé.

Il incline la tête, mais, au moment de lire, ajoute : « Je te fais grâce des inutiles boniments du début. Mandarinal et distingué, comme d'habitude. Quand je l'ai mis au pied du mur en lui demandant s'il votera, oui ou non, le décret :

- Monsieur Garine, dit-il (Garine imite presque la voix faible, mesurée et un peu doctorale du vieillard), voulez-vous me permettre de vous poser quelques questions ? Je sais que ce n'est point l'usage...