- Je vous en prie.
- Je voudrais savoir si vous vous souvenez du temps où nous avons créé l'école militaire.
- Fort bien.
- Peut-être n'avez-vous pas oublié, en ce cas, que lorsque vous avez bien voulu venir me trouver, me faire connaître votre projet, vous m'avez dit - vous m'avez affirmé - que cette école était fondée pour permettre au Kouang-Ton de se défendre.
- Eh bien ?
- De se défendre. Vous vous souvenez peut-être que je suis allé avec vous, avec le jeune commandant Chang-Khaï-Shek, chez les personnes notables. J'y suis même allé seul parfois. Des orateurs m'ont injurié, m'ont qualifié de militariste, moi ! Je sais qu'une vie honorable n'échappe pas aux injures, et je les dédaigne. Mais j'ai dit à des hommes dignes de respect, de considération, qui avaient placé en moi leur confiance : « Vous voulez bien croire que je suis un homme juste. Je vous demande d'envoyer votre enfant - votre fils - à cette école. Je vous demande d'oublier ce que la sagesse de nos ancêtres nous a enseigné : l'infamie du métier militaire. » Monsieur Garine, ai-je dit cela ?
- Qui le conteste ?
- Bien. Cent vingt de ces enfants sont morts. Trois d'entre eux étaient fils uniques. Monsieur Garine, qui est responsable de ces morts ? Moi.
Les mains dans les manches il s'incline profondément, et se relève en disant :
« Je suis un homme âgé, j'ai depuis longtemps oublié les espoirs de ma jeunesse - un temps où vous n'étiez pas né, Monsieur Garine. Je sais ce qu'est la mort. Je sais qu'il est des sacrifices nécessaires... De ces jeunes hommes, trois étaient fils uniques, - fils uniques, monsieur Garine, - et j'ai revu leurs pères. Tout jeune officier qui ne tombe pas pour défendre sa province menacée meurt en vain. Et j'ai conseillé cette mort.
- Ces arguments sont excellents ; je regrette que vous ne les ayez pas exposés au général Tang.
- Le général Tang les connaissait et il les a oubliés, comme d'autres... Monsieur Garine, peu m'importent les factions. Mais puisque le Comité des Sept, puisqu'une partie du peuple accorde de la valeur à ma pensée, je ne la lui cacherai point.
Il ajoute, très lentement :
« Quel qu'en soit pour moi le danger...
« Croyez que je regrette de vous parler ainsi. Vous m'y contraignez. Je le regrette, en vérité. Monsieur Garine, je ne défendrai pas votre projet. J'irai même sans doute jusqu'à le combattre... Je pense que vos amis et vous n'êtes pas de bons pasteurs pour le peuple...
(Ce sont les Pères, dit Garine de sa voix habituelle, qui lui ont enseigné le français).
... et même que vous êtes dangereux pour lui. Je pense que vous êtes extrêmement dangereux : car vous ne l'aimez pas.
- Qui l'enfant doit-il préférer, de la nourrice qui l'aime et le laisse se noyer, ou de celle qui ne l'aime pas, mais sait nager et le sauve ?
Il réfléchit un instant, incline la tête en arrière pour me regarder et répond respectueusement :
- Cela dépend peut-être, monsieur Garine, de ce que l'enfant a dans ses poches...
- Ma foi, vous devez bien le savoir, puisque voilà près de vingt ans que vous l'aidez et que vous êtes encore pauvre...
- Je n'ai pas cherché...
- Ce n'est pas comme moi ! À voir mes souliers, qui sont percés (je m'appuie au mur et montre l'une de mes semelles) on devine que la corruption m'a enrichi. »
« C'est déconcertant, mais idiot. Il pourrait répliquer que nos fonds, quelque faibles qu'ils soient, permettent l'achat de souliers neufs ? N'y pense-t-il pas, ou ne veut-il pas continuer une discussion qui le blesse ? Comme tous les Chinois de sa génération, il a peur de la violence, de l'irritation, signes de vulgarité... Il sort les mains de ses manches, ouvre les bras d'un geste et se lève.
« Voilà. »
Garine pose sur la table la dernière feuille, croise les mains sur elle et répète :
- Voilà.
- Eh bien ?
- Je crois que la question est résolue. La seule chose à faire maintenant, c'est d'attendre, pour reparler du décret, d'en avoir fini avec lui. Il fait heureusement tout ce qu'il faut pour nous venir en aide.
- En quoi ?
- En demandant l'arrestation des terroristes (entre parenthèses, il peut la demander : s'il obtient leur mise en accusation, la police ne les trouvera pas, voilà tout). Il y a longtemps que Hong le hait...
Le lendemain matin.
Entrant, comme à l'ordinaire lorsqu'il est en retard, dans la chambre de Garine, j'entends des cris : deux jeunes Chinoises qui étaient couchées sur le lit, nues, (longues taches lisses des corps épilés) surprises par mon entrée, se lèvent en hurlant et se réfugient derrière un paravent. Garine, qui boutonne sa tunique d'officier, appelle le boy et lui donne des instructions pour qu'il fasse sortir les femmes et les paye lorsqu'elles seront habillées.
« Lorsqu'on est ici depuis un certain temps, me dit-il dans l'escalier, les Chinoises énervent beaucoup, tu verras. Alors, pour s'occuper en paix de choses sérieuses, le mieux est de coucher avec elles et de n'y plus penser.
- Avec deux à la fois, je pense qu'on a deux fois la paix ?
- Si le cœur t'en dit, fais-les (ou fais-la, si tu y tiens) venir dans ta chambre. Nous avons bien des indicateurs dans les maisons des bords du fleuve, mais je me méfie...
- Les blancs vont dans ces boîtes ?
- Et comment ! Les Chinoises sont très habiles...
Mais Nicolaïeff nous attend au bas de l'escalier ; dès qu'il voit Garine, il crie :
« Oui, oui, ça continue ! Écoute ça ! »
Il tire de sa poche un papier, et, tandis que nous nous rendons à la Propagande à pied (il ne fait pas encore très chaud), lentement, à cause de son obésité, il lit :
« Les hommes et les femmes étrangers des missions ont fui devant une foule chinoise inoffensive. Pourquoi donc, s'ils n'étaient point coupables ? Et l'on a trouvé dans le jardin de la mission d'innombrables os de petits enfants. Maintenant qu'il est bien établi que ces êtres sans vertu, dans leurs orgies, massacrent férocement les innocents petits enfants chinois... »
- C'est de Hong, oui ? demande Garine.
- Enfin, comme d'habitude : dicté, puisqu'il ne sait pas écrire les caractères... C'est le troisième papier...
- Oui, je lui ai déjà interdit ces stupidités. Il commence à m'embêter, Hong !
- Et je crois qu'il a l'intention de continuer... Je ne l'ai vu travailler avec plaisir, à la Propagande, que chaque fois qu'il a dû rédiger des communiqués anti-chrétiens. Il dit que le peuple est heureux de tels communiqués... Peut-être...
- Ce n'est pas la question. Envoie-le-moi, quand il arrivera.
Il désirait te voir ce matin, je pense qu'il t'attend...
- Ah ! surtout, ne lui demande pas quelles sont ses intentions à l'égard de Tcheng-Daï. Cherche tes renseignements ailleurs.
- Bien. Dis-moi, Garine ?
- Quoi ?
- Tu sais que le banquier Sia-Tcheou est mort ?
- Couteau ?
- Une balle dans la tête quand nous avons passé les ponts.
- Et tu penses que Hong ?
- Je ne pense pas : Je sais.
- Tu lui avais bien dit de laisser...
- De ta part et de la part de Borodine (à propos, il va mieux, Borodine, il viendra sans doute bientôt). Hong n'en fait plus qu'à sa tête.
- Il savait que Sia-Tcheou nous soutenait ?
- Fort bien. Mais peu lui importait ! Sia-Tcheou était trop riche... Aucun pillage, comme d'habitude...
Garine hoche la tête sans répondre. Nous arrivons.
J'accompagne Nicolaïeff, prends dans son bureau les dossiers des derniers rapports de Hongkong et redescends. Lorsque j'entre dans le bureau de Garine, je me heurte à Hong qui prend congé. Il parle avec un accent très fort, d'une voix presque basse où l'on devine une rage mal dominée :