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« Oui, Klein disait : comme une araignée... Depuis qu'il m'a raconté cela, je n'ai jamais pu oublier cette main-là, ni ces articles... refusés...

- Mais Klein était trotskyste. Tu ne veux pas que j'aille chercher de la quinine ?

- Mon père me disait : « Il ne faut jamais lâcher la terre. » Il avait lu cela quelque part. Il me disait aussi qu'il faut être attaché à soi-même : il n'était pas d'origine protestante pour rien. Attaché ! La petite cérémonie au cours de laquelle on attachait un vivant à un mort s'appelait... mariage républicain, n'est-ce pas ? Je pensais bien qu'il y aurait encore de la liberté là-dedans... L'autre m'a raconté...

- Qui ?

- Klein, naturellement ! que dans je ne sais quelle ville où les cosaques étaient obligés de nettoyer la population, un crétin reste plus de vingt secondes le sabre levé au-dessus de la tête des gosses : « Allons, grouille-toi » ! hurle Klein. - « Je ne peux pas, répond l'autre. J'ai pitié. Alors, faut le temps... »

Il lève les yeux et me regarde, avec une étrange dureté :

- Ce que j'ai fait ici, qui l'aurait fait. Et après ? Klein, son corps crevé partout, sa bouche agrandie au rasoir, sa lèvre pendante... Rien pour moi, rien pour les autres. Sans parler des femmes comme celle que nous avons vue tout à l'heure, qui ne peuvent rien faire de plus que frotter leur tête désespérée contre des plaies... Quoi. Oui, entrez ! »

C'est le planton de la Propagande, qui apporte une lettre de Nicolaïeff. Les troupes cantonaises, regroupées après leur défaite de Chowtchow, viennent d'être à nouveau battues par Tcheng-Tioung-Ming, et le Comité fait appel à l'armée rouge de la façon la plus pressante. Garine sort de sa poche une feuille blanche, écrit simplement : LE DÉCRET, signe, et donne la feuille au planton.

- Pour le Comité.

- Tu n'as pas peur de les exaspérer ?

- Nous n'en sommes plus là ! Les discussions, j'en ai assez. Je suis excédé de leur lâcheté, de leur besoin de ne jamais se compromettre tout à fait. Ils savent qu'ils ne pourront pas révoquer ce décret-là : le peuple ne pense qu'à Hongkong (sans parler de nous). Et s'ils ne sont pas contents...

- Eh bien ?

- Eh bien, avec toutes les sections auxquelles nous avons laissé leurs armes nous pouvons jouer les Tang, au besoin. J'en ai assez !

- Mais si l'armée rouge était battue ?

Elle ne le sera pas.

- Si elle l'était ?

- Quand on joue, on peut perdre. Cette fois, nous ne perdrons pas.

Et, tandis que je pars chercher la quinine, je l'entends qui dit, entre ses dents :

« Il y a tout de même une chose qui compte, dans la vie : c'est de ne pas être vaincu...

Trois jours plus tard.

Nous rentrons pour déjeuner, Garine et moi. Quatre coups de revolver ; le soldat assis à côté du chauffeur se lève. Je regarde, et recule aussitôt la tête : une cinquième balle vient de frapper la portière. C'est sur notre auto que l'on tire. Le soldat riposte. Une vingtaine d'hommes s'enfuient, manches au vent. Deux corps par terre. L'un est celui d'un homme que le soldat a blessé par erreur, l'autre celui de l'homme au revolver : un parabellum tombé près de sa main ouverte, et qui luit dans le soleil.

Le soldat descend, et s'approche de lui. « Mort », crie-t-il. Il ne s'est pas même baissé. Il appelle, demande des porteurs et une civière pour transporter à l'hôpital l'autre Chinois, blessé au ventre... L'auto, avec une secousse, passe le seuil.

« Le type était brave, me dit Garine en descendant. Il aurait pu essayer de fuir. Il n'a cessé de tirer que lorsqu'il est tombé... »

Pour descendre il fait presque demi-tour, et je vois que son bras gauche est couvert de sang.

- Mais...

- Ce n'est rien. L'os n'est pas touché. Et la balle est ressortie. Allons, c'est raté !

En effet, il y a deux trous dans la tunique.

« J'avais la main sur le dossier du siège du chauffeur. L'embêtant, c'est que je saigne comme un veau. Veux-tu aller chez Myroff ?

- Évidemment. Où est-ce ?

- Le chauffeur sait.

Pendant que le chauffeur fait tourner l'auto pour repartir, Garine dit, entre ses dents :

« C'est peut-être dommage... »

Je reviens, accompagné de Myroff. Ce médecin maigre et blond, à tête de cheval, ne parlant couramment que le russe, nous nous taisons tous deux. Le chauffeur, pour pouvoir faire entrer l'auto, est obligé de disperser un cercle de badauds qui s'est formé autour de l'homme mort.

Garine est dans sa chambre. Je reste dans la petite pièce qui la précède, et j'attends...

Un quart d'heure plus tard, le bras en écharpe, il reconduit Myroff, revient, se couche en face de moi sur le lit de bois noir, avec une grimace, se retourne, cherche une place, se cale. Lorsqu'il se tient ainsi, presque dans l'ombre, je ne distingue de son visage que des lignes dures : la barre presque droite des sourcils, l'arête mince et éclairée du nez, les mouvements de la bouche qui, lorsqu'il parle, se tend vers le menton.

« Il commence à m'embêter, celui-là !

- Qui ? Myroff ? Il dit que c'est grave ?

- Ça ? (Il montre son bras). Je m'en fous pas mal. Non, il dit qu'il faut - qu'il faut absolument - que je parte. »

Il ferme les yeux.

« Et ce qu'il y a de plus embêtant, c'est que je crois qu'il a raison.

- Alors pourquoi rester ?

- C'est compliqué. Ah ! bon sang, qu'on est mal sur ce lit de camp ! » Il se dresse, puis s'assied, le menton dans la main droite, le coude sur le genou, le dos en arc. Il réfléchit.

« Ces temps derniers, j'ai été souvent obligé de penser à ma vie. J'y pensais encore, tout à l'heure, pendant que Myroff jouait les augures : l'autre aurait pu ne pas me manquer... Ma vie, vois-tu, c'est une affirmation très forte, mais, quand j'y pense ainsi il y a une image, un souvenir qui revient toujours...

- Oui, tu me l'as dit à l'hôpital.

- Non : mon procès, maintenant, je n'y pense plus. Et ce dont je te parle n'est pas une chose à laquelle je pense ; c'est un souvenir plus fort que la mémoire. C'est pendant la guerre, à l'arrière. Une cinquantaine de bataillonnaires enfermés dans une grande salle, où le jour pénètre par une petite fenêtre grillée. La pluie est dans l'air. Ils viennent d'allumer des cierges volés à l'église voisine. L'un, vêtu en prêtre, officie devant un autel de caisses recouvertes de chemises. Devant lui, un cortège sinistre : un homme en frac, une grosse fleur de papier à la boutonnière, une mariée tenue par deux femmes de jeu de massacre et d'autres personnages grotesques dans l'ombre. Cinq heures : la lumière des cierges est très faible. J'entends : « Tenez-la bien, qu'elle s'évanouisse pas, c'te chérie ! » La mariée est un jeune soldat arrivé hier Dieu sait d'où, qui s'est vanté de passer sa baïonnette au travers du corps du premier qui prétendrait le violer. Les deux femmes de carnaval le tiennent solidement ; il est incapable de faire un geste, les paupières presque fermées, à demi assommé sans doute. Le maire remplace le curé, puis, les cierges éteints, je ne distingue plus que des dos qui sortent de l'ombre accumulée près du sol. Le type hurle. Ils le violent, naturellement, jusqu'à satiété. Et ils sont nombreux. Oui, je suis obsédé par ça, depuis quelque temps... Pas à cause de la fin de l'action, bien sûr : à cause de son début absurde, parodique...

Il réfléchit encore.

« Ce n'est pas sans rapport, d'ailleurs, avec les impressions que j'éprouvais pendant le procès... C'est une association d'idées assez lointaine...

Il rejette en arrière ses cheveux qui tombent devant son visage, et se lève, comme s'il se secouait. L'épingle qui fixe son écharpe saute, et le bras tombe : il se mord les lèvres. Tandis que je cherche l'épingle à terre, il dit, lentement :