Il faut faire attention : quand mon action se retire de moi, quand je commence à m'en séparer, c'est aussi du sang qui s'en va... Autrefois, quand je ne faisais rien, je me demandais parfois ce que valait ma vie. Maintenant, je sais qu'elle vaut plus que... Il n'achève pas ; je relève la tête en lui tendant l'épingle : la fin de la phrase, c'est un sourire tendu où il y a de l'orgueil - et une sorte de rancune... Dès que nos regards se rencontrent, il reprend, comme s'il était rappelé à la réalité : Où en étais-je ?.. »
Je cherche, moi aussi :
- Tu me disais que tu pensais souvent à ta vie, de nouveau.
- Ah ! oui. Voici...
Il s'arrête, ne trouvant pas la phrase qu'il cherche.
- Il est toujours difficile de parler de ces choses-là. Voyons... Lorsque je donnais de l'argent aux sages-femmes, tu penses bien que je ne me faisais pas d'illusions sur la valeur de la « cause », et pourtant je savais que le risque était grand : j'ai continué malgré les avertissements. Bien. Lorsque j'ai perdu ma fortune je me suis presque laissé aller au mécanisme qui me dépouillait : et ma ruine n'a pas peu contribué à me conduire ici. Mon action me rend aboulique à l'égard de tout ce qui n'est pas elle, à commencer par ses résultats. Si je me suis lié si facilement à la Révolution, c'est que ses résultats sont lointains et toujours en changement. Au fond, je suis un joueur. Comme tous les joueurs, je ne pense qu'à mon jeu, avec entêtement et avec force. Je joue aujourd'hui une partie plus grande qu'autrefois, et j'ai appris a jouer : mais c'est toujours le même jeu. Et je le connais bien ; il y a dans ma vie un certain rythme, une fatalité personnelle, si tu veux, à quoi je n'échappe pas. Je m'attache à tout ce qui lui donne de la force... (J'ai appris aussi qu'une vie ne vaut rien, mais que rien ne vaut une vie...). Depuis quelques jours, j'ai l'impression que j'oublie peut-être ce qui est capital, qu'autre chose se prépare... Je prévoyais aussi procès et ruine, mais comme ça, dans le vague... Enfin, quoi ! si nous devons abattre Hongkong, j'aimerais...
Mais il s'arrête, se redresse d'un coup avec une grimace, murmure : « Allons ! tout ça... » et se fait apporter les dépêches.
Le lendemain.
LE DÉCRET EST PROMULGUÉ. Nous avons fait avertir aussitôt les sections de Hongkong. Et l'avant-garde rouge, qui se tenait à 60 kilomètres du front, vient de recevoir l'ordre de monter en ligne : il ne reste que Tcheng-Tioung-Ming entre le pouvoir et nous.
15 août.
Jour de fête, en France... Fête à la cathédrale, naguère. Aujourd'hui, la cathédrale est transformée en asile et gardée par les soldats rouges : Borodine a fait décréter la confiscation des monuments religieux au profit de l'État. Spectacle d'une misère dont rien, en Europe, ne peut donner l'idée : misère de l'animal ravagé d'une maladie de peau et qui regarde avec des yeux sans appel et sans haine, atones, perdus. Devant ces hommes, monte en moi un sentiment grossier, animal comme ce spectacle, fait de honte, d'effroi, et de la joie ignoble de n'être pas semblable à eux. La pitié ne vient que lorsque je ne vois plus cette maigreur, ces membres de mandragores, ces haillons, ces croûtes larges comme des mains sur la peau verdâtre, et ces yeux, ces yeux déjà vitreux, troubles, sans regard humain - lorsqu'ils ne sont pas fermés...
Je parle de tout cela à Garine, à mon retour : « Manque d'habitude, répond-il. Le souvenir d'un certain degré de misère met à leur place les choses humaines, comme l'idée de la mort. Ce qu'il y a de meilleur en Hong vient de là. Le courage du type qui a tiré sur moi en venait sans doute aussi... Ceux qui sont trop profondément tombés dans la misère n'en sortent jamais : ils s'y dissolvent comme s'ils avaient la lèpre. Mais les autres sont, pour les besognes... secondaires, les instruments les plus forts, sinon les plus sûrs. Du courage, aucune idée de dignité et de la haine...
« Tu me fais penser à une phrase attribuée à Lénine que Hong s'est fait tatouer en anglais, exprès, sur le bras : « Saisirons-nous un monde qui n'aura pas saigné jusqu'au bout ? » D'abord il l'admirait fanatiquement ; ces derniers temps, il la haïssait, avec le même fanatisme. Je crois que c'est par haine qu'il l'a laissée...
- Et parce que les tatouages ne s'effacent pas.
- Oh ! il l'aurait brûlée... C'est un garçon qui hait fortement.
- Haïssait...
Il me regarde, avec gravité :
- Oui, haïssait...
Et, après un instant, il ajoute, considérant avec attention une palme qui barre la fenêtre : Est-il vrai que, pour Lénine, l'espoir même avait cette couleur-là ?.. »
Je le regarde, profil noir dans la lumière. Ainsi, il n'a pas changé. Et ce profil semblable à celui qui était le sien lors de mon arrivée ici, voici presque deux mois, semblable même à celui que j'ai connu jadis, donne toute sa force à la modification de sa voix. Depuis le soir où je l'ai vu à l'hôpital, il semble se séparer de son action, la laisser s'écarter de lui avec la santé, avec la certitude de vivre. Une phrase qu'il vient de dire est encore en moi : Le souvenir d'un certain degré de misère met à leur place les choses humaines, comme l'idée de la mort... La mort lui sert souvent de point de comparaison, maintenant...
Le chef du service cinématographique de la propagande entre :
« Commissaire, les nouveaux appareils de prise de vues sont arrivés de Vladivostock. Et nos films sont prêts. Si vous voulez voir la projection ? »
Aussitôt, sur le visage de Garine, l'expression de décision et de dureté reparaît. Et c'est presque du ton ancien de sa voix qu'il répond :
« Allons. »
17 août.
Une partie des troupes ennemies vient d'être battue devant Waïtchéou par l'avant-garde rouge. Nous avons repris la ville : deux canons, des mitrailleuses, des tracteurs et un grand nombre de prisonniers sont tombés entre nos mains. Trois Anglais prisonniers, qui servaient chez Tcheng comme officiers, sont déjà partis pour Canton. Les maisons des notables qui entretenaient des relations amicales avec les officiers ennemis ont été incendiées.
Tcheng regroupe son armée ; avant huit jours, la bataille sera livrée. Tout ce dont dispose la Propagande est employé aujourd'hui ; les chefs des corporations ont reçu l'ordre de faire coller nos affiches par les hommes qu'ils dirigent ; il y a des affiches sur les toits de tôle ondulée, sur les glaces des marchands de vin, dans tous les bars, dans les voitures publiques, sur les pousses, sur les poteaux du marché, sur le parapet des ponts, chez tous les commerçants : collées aux pankas chez les barbiers, tendues sur des bambous chez les marchands de lanternes, posées sur les vitrines dans les bazars, pliées en éventail dans les vitrines des restaurants, fixées aux voitures par du papier gommé dans les garages. C'est un jeu dont la ville tout entière s'amuse ; et partout on voit ces affiches, nombreuses comme en Europe les journaux le matin entre les mains des passants, assez petites (les grandes ne sont pas encore tirées), avec leurs superbes cadets victorieux et leurs soldats cantonais entourés de rayons qui regardent s'enfuir des Anglais hâves et des Chinois verts ; et au-dessous, plus petits, un étudiant, un paysan, un ouvrier, une femme et un soldat qui se tiennent par la main.
Depuis la fin de la sieste, l'enthousiasme a succédé à la gaieté. Des soldats débraillés parcourent les rues en fête ; tous les habitants sont hors de chez eux ; une foule dense longe le quai, lente, grave, tendue par une exaltation silencieuse. Avec fifres, gongs et pancartes, des cortèges défilent, suivis par des enfants. Des étudiants en troupes avancent, brandissant des petits drapeaux blancs qui s'agitent, apparaissent et disparaissent ainsi qu'une écume marine au-dessus des robes et des costumes blancs serrés comme ceux d'une armée. La masse lourde et calme de la foule avance lentement, compacte, s'ouvrant devant les cortèges et laissant derrière eux un sillage hésitant d'où sortent des casques et des panamas levés au bout des bras. Sur les murs, nos affiches, et sur les toits d'immenses pancartes hâtivement peintes traduisent la victoire en images. Le ciel est blanc et bas ; dans la chaleur, la procession avance comme si elle se rendait à un temple. Nombre de vieilles Chinoises suivent, portant sur le dos, dans une toile noire, un enfant somnolent, la mèche dressée. Une lointaine rumeur de gongs, de pétards, de cris et d'instruments monte du sol avec le bruit confus des pas et le claquement assourdi des socques innombrables. Jusqu'à hauteur d'homme la poussière danse, âcre, râpant la gorge, et va se perdre en lents tourbillons dans les petites rues presque désertes, où n'apparaissent plus que quelques attardés qui se hâtent, gênés par leurs habits du jour de l'an. Les volets de presque tous les magasins sont entr'ouverts ou fermés, comme les jours de grandes fêtes.