Jamais je n'ai éprouvé aussi fortement qu'aujourd'hui l'isolement dont me parlait Garine, la solitude dans laquelle nous sommes, la distance qui sépare ce qu'il y a en nous de profond des mouvements de cette foule, et même de son enthousiasme...
« Je ne dis pas qu'il ait tort d'employer la mort de Klein, comme il emploierait autre chose. Ce que j'ai trouvé idiot, ce qui m'a exaspéré, c'est la prétention qu'il a eue de m'obliger à parler, moi, sur sa tombe. Les orateurs sont nombreux. Mais non ! Il est dominé de nouveau par l'insupportable mentalité bolchevique, par une exaltation stupide de la discipline. Ça le regarde ! Mais je n'ai pas laissé l'Europe dans un coin comme un sac de chiffons, au risque de finir à la façon d'un Rebecci quelconque, pour venir enseigner ici le mot obéissance, ni pour l'apprendre. Il n'y a pas de demi-mesures en face de la révolution ! Ah ! là là ! Il y a des demi-mesures partout où il y a des hommes, et non des machines... Il veut fabriquer des révolutionnaires comme Ford fabrique des autos ! Ça finira mal, et avant longtemps. Dans sa tête de Mongol chevelu, le bolchevik lutte contre le Juif : si le bolchevik l'emporte, tant pis pour l'Internationale... »
Prétexte. Là n'est pas la vraie cause de la rupture.
Il y en a d'abord une autre : Borodine a fait exécuter Hong. Garine, je crois, voulait le sauver. Malgré l'assassinat des otages (qui semble d'ailleurs ne pas avoir été ordonné par lui). Parce qu'il pensait que Hong, malgré tout, restait utilisable ; parce qu'il y a entre Garine et les siens une sorte de lien féodal. Et peut-être parce qu'il était assuré que Hong finirait à son côté, le cas échéant - contre Borodine. Ce qui semble avoir été aussi l'avis de celui-ci...
Garine ne croit qu'à l'énergie. Il n'est pas antimarxiste, mais le marxisme n'est nullement pour lui un « socialisme scientifique » ; c'est une méthode d'organisation des passions ouvrières, un moyen de recruter chez les ouvriers des troupes de choc. Borodine, patiemment, construit le rez-de-chaussée d'un édifice communiste. Il reproche à Garine de n'avoir pas de perspective, d'ignorer où il va, de ne remporter que des victoires de hasard, - quelque brillantes, quelque indispensables qu'elles soient. Même aujourd'hui, à ses yeux, Garine est du passé.
Garine croit bien que Borodine travaille selon des perspectives, mais qu'elles sont fausses, que l'obsession communiste le mènera à unir contre lui un Kuomintang de droite singulièrement plus fort que celui de Tcheng-Daï et à faire écraser par celui-ci les milices ouvrières.
Et il découvre (c'est bien tard...) que le communisme, comme toutes les doctrines puissantes, est une franc-maçonnerie. Qu'au nom de sa discipline, Borodine n'hésitera pas à le remplacer, dès que lui, Garine, ne sera plus indispensable, par quelqu'un de moins efficace, peut-être, mais de plus obéissant.
Dès que le Décret a été connu à Hongkong, les Anglais se sont réunis au Grand Théâtre et ont, de nouveau, télégraphié à Londres pour demander l'envoi d'une armée anglaise. Mais la réponse est arrivée, télégraphiquement : le Gouvernement anglais s'oppose à toute intervention militaire.
L'interrogatoire des officiers anglais prisonniers a été enregistré sur des disques de phonographe, et ces disques ont été envoyés aux sections en grand nombre. Mais chaque officier s'est défendu d'être venu combattre contre nous par obéissance aux instructions de son gouvernement ; il a fallu couper ce passage de l'interrogatoire. Il va falloir fabriquer des disques beaucoup plus instructifs Garine dit que l'on conteste un article de journal mais non une image ou un son, et qu'à la propagande par le phono et le cinéma, on ne peut d'abord répondre que par le phono et le cinéma ; ce dont la propagande ennemie, et même anglaise sont encore incapables.
« Il fait de bonnes choses avant de partir... me dit ce matin Nicolaïeff. « Il », c'est Garine.
- Avant de partir ?
- Oui, je crois que son départ aura lieu, cette fois.
- Il doit partir chaque semaine...
- Oui, oui, mais cette fois il partira, tu verras. Il s'est décidé. Si l'Angleterre avait envoyé des troupes, je crois qu'il serait resté ; mais il connaît la réponse de Londres. Je pense qu'il n'attend plus que le résultat de la prochaine bataille... Myroff dit qu'il n'arrivera pas à Ceylan...
- Et pourquoi ?
- Mais, mon petit, parce qu'il est perdu, tout simplement.
- On peut toujours dire ça...
- Ce n'est pas on qui dit cela, c'est Myroff
- Il peut se tromper.
- Il paraît qu'il n'y a pas seulement la dysenterie et le paludisme. Les maladies tropicales, tu sais, on ne joue pas avec elles, mon petit. Quand on les a, on se soigne. Sinon, c'est regrettable... Et puis, autant vaut... !
- Pas pour lui !
- Son temps est fini. Ces hommes-là ont été nécessaires, oui ; mais maintenant, l'armée rouge est prête, Hongkong sera définitivement abattue dans quelques jours ; il faut des gens qui sachent s'oublier mieux que lui. Je n'ai pas d'hostilité contre lui, crois-moi. Travailler avec lui ou avec un autre... Et pourtant, il a des préjugés. Je ne le lui reproche pas, mon petit, mais il en a.
Et, souriant d'un côté de la bouche, plissant les paupières :
- Humain, trop humain, comme dit Borodine. Voilà où mènent les maladies mal soignées...
Je pense à l'interrogatoire de Ling, à ces résistances de Garine que Nicolaïeff appelle des préjugés...
Il se tait, puis pose un doigt sur ma poitrine, et reprend : « Il n'est pas communiste, voilà. Moi, je m'en fous, mais, tout de même, Borodine est logique : il n'y a pas de place dans le communisme pour celui qui veut d'abord... être lui-même, enfin, exister séparé des autres...
- Le communisme s'oppose à une conscience individuelle ?
- Il exige davantage... L'individualisme est une maladie bourgeoise...
- Mais nous avons bien vu, à la Propagande, que Garine a raison : abandonner ici l'individualisme, c'est se préparer à se faire battre. Et tous ceux qui travaillent avec nous, Russes ou non (exception faite, peut-être, pour Borodine) sont aussi individualistes que lui !
- Tu sais qu'ils viennent de s'engueuler gravement, ce qui s'appelle gravement, Borodine et Garine ? Eh ! Borodine...
Il met ses mains dans ses poches et sourit, non sans hostilité :
« Il y aurait bien des choses à dire sur lui...
- Si les communistes du type romain, si j'ose dire, ceux qui défendent à Moscou les acquisitions de la Révolution, ne veulent pas accepter les révolutionnaires du type... comment dirai-je ? du type : conquérant, qui sont en train de leur donner la Chine, ils...
- Conquérant ? Il trouverait le mot amer, ton ami Garine...