« Qu'est-ce qu'il y a ?
- Rien !
Bon. Ça se voit. Il ramasse la boule de papier, la plie et la lisse de la main droite, non sans peine, à cause de l'immobilité de son bras gauche. Puis, tourné vers moi :
« Descendons. »
Il part, grommelant - pour lui-même ou pour moi ? « Un coup à faire crever dix mille bonshommes ! » Comme je ne pose plus de questions, il se décide à ajouter, tout en descendant :
« Deux des nôtres, des agents de la propagande, pris au moment même où ils approchaient de l'un des puits utilisés par nos troupes, du cyanure dans leurs poches. Agents doubles. Présence injustifiable. N'ont rien raconté, rien avoué. Et Nicolaïeff me dit qu'il reprendra demain l'interrogatoire ! »
Il conduit lui-même l'auto, à toute vitesse ; le chauffeur dormait. Il ne dit pas un mot. Sa main droite seule tient le volant, et, par deux fois, il s'en faut de peu que nous ne nous jetions sur les maisons. Il ralentit, et me passe le volant ; puis, la tête immobile, enfoncée entre les épaules - les taches de ses joues, plus creuses que jamais, apparaissent lorsque nous croisons des lumières et disparaissent aussitôt, - il semble m'avoir oublié...
Dans le couloir de la Sûreté, je distingue en passant de grandes affiches roses, dont j'entrevoyais les taches, tout à l'heure, dans les rues : c'est le décret, affiché par nos soins.
Lorsque nous arrivons, précédés du son rapide et militaire de nos talons, presque inquiétant dans ce silence, Nicolaïeff, derrière son bureau, bonhomme, le dos appuyé au dossier de sa chaise, fixe ses yeux clairs de porc sur les deux prisonniers. Tous deux sont vêtus du costume de toile bleue des ouvriers du port. L'un porte des moustaches tombantes, fines, noires ; l'autre est un vieillard aux cheveux en brosse, à la tête toute ronde animée par des yeux brillants.
Je commence à connaître ces heures nocturnes de la Propagande et de la Sûreté, leur silence, l'odeur de fleurs sucrées, de boue et de pétrole de la nuit chaude, et nos visages tirés, exténués, nos paupières collées, notre dos voûté, nos lèvres molles - et, dans notre bouche, ce goût écœurant de lendemain d'ivresse...
« As-tu des nouvelles de la bataille ? demande Garine en entrant.
- Rien, ça continue...
- Et tes bonshommes ?
- Tu as vu le rapport, mon cher. Je ne sais rien de plus. Rien encore, du moins. Impossible de leur tirer un mot. Ça viendra...
- Qui s'est porté garant d'eux ?
- N 72, d'après le rapport.
- À contrôler ! Si c'est exact, N 72 doit être ramené, envoyé d'urgence au tribunal spécial, et exécuté.
- Tu sais que c'est un agent de premier ordre.
Garine lève la tête.
« ... et qui m'a rendu souvent des services... Il est fidèle.
- Il n'aura plus à se donner la peine de l'être. Quant à ses services, j'en ai marre. C'est compris, n'est-ce pas ?
L'autre sourit et incline sa tête ensommeillée, semblable au poussah de porcelaine qu'il a posé ironiquement sur son bureau.
« À ceux-ci maintenant. »
Je tire mon stylo de ma poche.
« Non, inutile d'écrire, ce ne sera pas long. Et Nicolaïeff notera les réponses.
« - Qui vous a remis le poison ?
Le premier prisonnier, le plus jeune, commence une explication stupide : il était chargé de remettre ce paquet à une personne dont il ne sait pas le nom, une femme qui devait le reconnaître à son signalement, mais...
Garine comprend à peu près ; cependant je traduis, phrase à phrase. Le Chinois, comme s'il était poussé par un tic, pose sa main, à plat, sur les longs pinceaux de ses moustaches, la retire avec nervosité, voyant que son geste empêche d'entendre ; puis la remet. Nicolaïeff regarde la lampe entourée d'éphémères, fatigué, et fume. Les ventilateurs ne tournent pas ; la fumée monte, droite.
« Assez ! » dit Garine.
Il porte la main à sa ceinture.
« Bon ! je l'ai encore oublié ! »
Sans rien ajouter, il ouvre ma gaine de sa main libre, en tire mon revolver et le pose sur le bureau, où les angles du métal brillent.
« Dis au premier, exactement, que si, dans cinq minutes il n'a pas donné les renseignements qu'il nous doit, je lui fous une balle dans la tête, moi. »
Je traduis. Nicolaïeff a imperceptiblement haussé une épaule ; tous les indicateurs savent que Garine est un « grand chef » et son moyen est digne d'un enfant. Une minute... deux...
« Ah ! En voilà assez ! Qu'il réponde immédiatement !
- Tu as dit qu'il avait cinq minutes, dit Nicolaïeff, respectueux et ironique.
- Toi, fous-moi la paix, hein !
Il a pris le revolver sur le bureau. La main droite, en raison du poids de l'arme, est ferme : la gauche, qui sort de l'écharpe blanche, tremble de fièvre. Une fois de plus je dis au Chinois de répondre. Il fait un geste d'impuissance.
La détonation. Le corps du Chinois ne bouge pas ; sur son visage, une expression intense de stupéfaction. Nicolaïeff a sauté et s'appuie au mur. Est-il blessé ?
Une seconde... Deux... Le Chinois s'effondre, mou, les jambes à demi pliées. Et le sang commence à couler.
« Mais, mais, balbutie Nicolaïeff...
- Fous-moi la paix !
Le ton est tel que le gros homme, aussitôt, se tait. Il ne sourit plus. Sa bouche s'est abaissée, accentuant ses bajoues. Ses grosses mains sont croisées sur sa poitrine dans un geste de vieille femme. Garine regarde le mur, devant lui ; du canon à demi abaissé, une fumée légère, transparente, monte.
« À l'autre, maintenant. Traduis à nouveau. »
Inutile. Terrorisé, le vieillard, déjà, parle, et ses petits yeux s'agitent... Nicolaïeff a saisi un crayon et prend des notes d'une main tremblante.
« Tais-toi, dit Garine en cantonais. Puis se tournant vers moi : Préviens-le, avant d'aller plus loin, que s'il raconte des blagues, ça lui portera malheur...
- Il le voit bien.
- La peine de mort se perfectionne au besoin.
- Comment veux-tu que je lui dise cela ?
- Ah ! comme tu voudras !
(Il comprend, en effet...)
Tandis que le prisonnier parle, d'une voix haletante, Nicolaïeff chasse, en soufflant, les éphémères morts qui tombent sur ses notes...
L'homme a été payé par des agents de Tcheng-Tioung-Ming, cela est évident. Il a d'abord parlé rapidement, mais n'a rien dit d'essentiel ; voyant le canon du revolver abaissé il a hésité. Soudain, il se tait. Garine, à la limite de l'exaspération, le regarde.
« Et... si... si je dis tout, que me donnerez...
Aussitôt, il tombe, les bras en ailerons, et va rouler à un mètre. Furieux, Garine vient de le frapper d'un coup de poing à la mâchoire ; le poing encore fermé, il fronce les sourcils, se mord les lèvres et s'assied sur le coin du bureau. « Ma blessure s'est ouverte. » Le prisonnier, par terre, fait le mort. « Demande-lui s'il a entendu parler de l'encens ! » Une fois de plus, je traduis. L'homme ouvre lentement les yeux, et, sans se relever, dit, sans s'adresser à l'un de nous, sans nous regarder :
« Ils étaient trois. Deux sont pris. L'un des deux est mort. L'autre est là. Le troisième peut être du côté du puits. »
Garine et moi regardons Nicolaïeff, qui devait remettre à demain la suite de l'interrogatoire. Il s'applique à ne manifester aucun sentiment : sa bouche, ses sourcils ne bougent pas. Mais les muscles de ses joues, rapidement, se contractent et se détendent, comme s'ils tremblaient. Il écrit, tandis que le prisonnier précise.
- C'est tout ?
- Oui.
- Si tu n'as pas tout dit...
- J'ai tout dit.
Le prisonnier semble maintenant indifférent.
Nicolaïeff sonne, nous montre un papier, puis le donne au planton.