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« Un cycliste au bureau spécial du Télégraphe. Immédiatement. »

Il se retourne vers nous :

« Dans ces conditions-là... dans ces conditions-là... Il y en a peut-être d'autres, tout de même... Alors... Garine... tu ne penses pas... qu'il faudrait essayer un peu... à tout hasard ?.. »

Pour faire excuser sa terrible négligence, il est prêt, lui qui voulait faire remettre à demain la suite de cet interrogatoire, à faire torturer cet homme « à tout hasard »...

- « On n'en sort pas », murmure Garine entre ses dents.

Puis, à haute voix :

« Pour qu'il raconte des blagues et nous lance sur de fausses pistes ?.. Il ne peut pas avoir de renseignements généraux. Dans le travail des puits, les agents ne sont presque jamais plus de trois. Trois, tu entends ? Pas deux ! »

À son tour, il sonne (quatre fois). Deux soldats entrent et emmènent le prisonnier. Nicolaïeff, qui n'a pas répondu, écarte doucement de la main les éphémères qui tombent toujours sur le bureau, comme s'il lissait son papier, avec un geste d'enfant sage.

Nous rencontrons, dans le couloir, un planton du Commissariat de la Guerre, qui apporte une dépêche : Les troupes de Tcheng commencent à plier.

L'escalier de la maison de Garine, noir : la lampe qui l'éclairait est brisée. La nuit continue, dehors et dans mes nerfs... Mes paupières sont brûlantes, mais je n'ai pas sommeil. De légers frissons parcourent mon corps, comme si je commençais à être ivre ; tandis que je pose lourdement mes pieds, cherchant de l'orteil chaque marche, mes paupières se ferment et je vois, avec un mélange de trouble et de bizarre lucidité, des images déformées : les deux prisonniers, le prisonnier mort (par terre), Nicolaïeff, le mariage grotesque dont parlait Garine, les raies des lumières de la rue, le visage déchiré de Klein, la tache des affiches roses... Je tressaille, comme si je m'éveillais en sursaut, lorsque l'entends la voix de Garine :

« Je ne peux pas m'habituer à cette obscurité ; elle me donne toujours l'impression d'être aveugle... »

Mais voici la lumière. Nous sommes de nouveau dans la petite pièce ; les deux valises sont toujours là.

- C'est tout ce que tu emportes ?

- Pour quelques mois, c'est bien suffisant...

À peine a-t-il écouté ce que je lui ai dit. Il prête l'oreille à une rumeur très faible qui emplit toute la maison, et qui m'intriguait avant notre départ.

« Entends-tu ?

- Oui... J'entendais déjà ce bruit avant notre départ...

- D'où crois-tu qu'il vienne ?

- Écoute...

Il y a dans cette rumeur étouffée, lointaine, mécanique, quelque chose de mystérieux. C'est un grincement assourdi comme celui des rongeurs, mais régulier, et d'où sortent par intermittence, bulles dans une eau trouble, des sons semblables aux craquements du bois, qui se prolongent un instant ainsi que tous les sons dans l'obscurité et se perdent dans ce grincement constant qui semble venir à la fois de la cave et de l'horizon. Garine s'est arrêté, inquiet, respirant à peine, les épaules serrées, s'efforçant de faire le moins de bruit possible. Un craquement de ses chaussures éteint brutalement sons et rumeurs qui, après quelques secondes, reparaissent comme une lueur très faible, montent et retrouvent leur intensité lointaine et inexplicable. Enfin, son corps se détend ; il fait un geste d'indifférence, et se couche sur le lit de bois :

« En attendant, veux-tu du café ?

- Non, merci. Tu ferais mieux de prendre de la quinine et de changer ton pansement.

- Ça viendra en son temps...

Il regarde ses valises :

« Trois mois, six peut-être ?..

Toujours soucieux, il mord l'intérieur de ses joues.

« Enfin, quoi, ce ne serait pas non plus très intelligent de rester ici, faute de partir à temps... »

En disant : rester, il n'a pas voulu dire : demeurer, mais : mourir.

« Mon vieil ami Nicolaïeff insinue qu'il est déjà bien tard... »

Jusqu'ici, il a parlé pour lui-même. Le son de sa voix change ; il hausse une fois de plus l'épaule droite.

- Quel abruti !.. Si je n'étais pas retourné là-bas, cette nuit... Par qui Borodine pourra-t-il me remplacer ? Pour le service de la Propagande aux sections, par Chen, mais pour les autres ? Avec quelques gaillards comme Nicolaïeff, - discipliné, très discipliné - ça pourrait mal finir... Klein est mort... Dans quel état trouverai-je tout cela, quand je reviendrai ?.. Il suffit d'une gaffe de la Sûreté pour me faire rentrer dans cette vie de Canton comme dans mon veston, et pourtant, en ce moment, il me semble que je suis déjà parti. Allons ! si je claquais en mer, on pourrait coller sur le sac une belle étiquette !..

Ses lèvres sont plus minces encore qu'elles ne l'étaient tout à l'heure, et ses yeux sont fermés. L'ombre de son nez, qui, ainsi, semble très proéminent, se mêle au cerne de son œil gauche. Il est laid, de la laideur inquiétante et aiguë des morts, avant la sérénité.

« Dire que lorsque je suis arrivé ici, au temps de Lambert, Canton était une république de comédie ! Et, aujourd'hui, l'Angleterre ! Vaincre une ville. Abattre une ville : la ville est ce qu'il y a de plus social au monde, l'emblème même de la société : Il y en a une au moins que les pouilleux cantonais sont en train de mettre dans un bel état ! Ce décret... L'effort de tous les hommes qui ont fait de Hongkong un poing fermé est enfin... Il abaisse le pied, et se penche en avant, comme s'il écrasait quelque chose, lentement, lourdement. En même temps qu'il redresse le buste, il sort de sa poche un petit miroir rond à dos de celluloïd et regarde son visage (c'est la première fois).

« Je crois qu'il était temps...

« Ce serait vraiment trop bête de mourir comme un vague colon. Si les hommes comme moi ne sont pas assassinés, qui le sera ? »

Quelque chose, dans tout ce qu'il dit, me met mal à l'aise, m'inquiète... Il reprend :

« Que diable vais-je pouvoir faire en Europe ? Moscou ?.. Au point où j'en suis avec Borodine... Je me méfie des méthodes de l'Internationale, mais il faut voir... Dans six jours, Shanghaï ; ensuite, le bateau norvégien, et l'impression de descendre dans la loge du concierge. Pourvu que je ne retrouve pas en morceaux tout ce que j'ai fait, quand je reviendrai ! Borodine a beaucoup de force, mais aussi parfois beaucoup de maladresse... Ah ! on ne va jamais où l'on voudrait aller...

- Où diable voudrais-tu donc aller ?

- En Angleterre. Maintenant je sais ce qu'est l'Empire. Une tenace, une constante violence. Diriger. Déterminer. Contraindre. La vie est là...

Et je comprends soudain pourquoi ses paroles me déconcertent : ce n'est pas moi qu'il veut convaincre. Il ne croit pas ce qu'il dit et il s'efforce, de tous ses nerfs irrités, de se persuader... Sait-il qu'il est perdu, craint-il de l'être, ne sait-il rien ? Devant la mort certaine, une exaspération désolée naît en moi de ses affirmations, de ses espoirs. J'ai envie de lui dire : « Assez, assez ! Tu vas mourir. » Une tentation furieuse monte, que suffisent pourtant à refouler sa présence et une impossibilité physique. La maladie a creusé à tel point son visage que je n'ai besoin d'aucun effort pour l'imaginer mort. Et malgré moi, j'ai la sensation que si je parlais de la mort j'imposerais à son regard cette image, ces traits plus tirés encore, dont je ne puis me délivrer. Il me semble aussi qu'il y aurait dans mes paroles quelque chose de dangereux, comme si sa mort, connue de lui, devenait par moi certaine... Lui, depuis un moment, s'est tu. Et, dans ce nouveau silence, nous retrouvons le bruit singulier qui nous intriguait tout à l'heure. Ce n'est plus une rumeur, mais un bruit fait de secousses successives, très éloignées ou très assourdies, un bruit de rêve ; il semble que l'on frappe le sol, au loin, avec de lourds objets entourés de feutre. Et les sons plus clairs, analogues tout à l'heure à ceux des bois qui craquent, deviennent métalliques et font songer au grondement confus d'une forge, dominé par les coups musicaux des marteaux...