Qu'auraient pu se dire ceux dont notre civilisation est née ? Elle unit un élément grec, un élément romain, un élément biblique, chacun le sait ; mais César et le prophète Élie, qu'auraient-ils échangé ? Des injures. Pour que pût naître véritablement le dialogue du Christ et de Platon, il fallait que naquît Montaigne.
C'est seulement chez l'héritier que se produit la métamorphose d'où naît la vie.
Cette métamorphose, qui la revendique aujourd'hui ? Les États-Unis, l'Union soviétique, l'Europe. Avant d'en venir à l'essentiel, je voudrais déblayer un peu. Et écarter d'abord la galéjade par laquelle les cultures sont dans un pugilat permanent, à la façon des États. La preuve que c'est idiot, l'Amérique latine suffit à l'apporter. Elle est, à l'heure actuelle, en train de concilier, sans le moindre combat, ce qu'elle désire recevoir du monde anglo-saxon et ce qu'elle désire recevoir du monde latin. Il y a des conflits politiques irréductibles : mais il est absolument faux que les conflits de cultures soient irréductibles par définition. Il arrive qu'ils le soient de la façon la plus grave, il arrive qu'ils ne le soient nullement.
Épargnons-nous ce manichéisme absurde, cette séparation des anges amis de l'orateur, et des démons ennemis de l'orateur, qui est devenu de mode quand l'Amérique et la Russie sont en cause. Ce que nous pensons de la politique russe à l'égard de notre pays est clair : nous pensons que les mêmes forces qui l'on fait jouer pour la France à la Libération, la font jouer aujourd'hui implacablement contre ; et que nous entendons y mettre bon ordre. Mais Staline ne signifie rien contre Dostoïevski, pas plus que le génie de Moussorgski ne garantit la politique de Staline.
Voyons d'abord la revendication de l'héritage culturel du monde par les États-Unis. Premier point : il n'y a pas de culture qui se veuille spécifiquement américaine en Amérique. C'est une invention des Européens. En Amérique, on considère qu'il existe un décor particulier de la vie. On considère que l'Amérique est un pays sans racines, que c'est un pays citadin : un pays qui ignore cette vieille et profonde relation avec les arbres et les pierres où s'unissent les plus vieux génies de la Chine et les plus vieux génies de l'Occident. Un pays qui a sur nous l'avantage de pouvoir et de vouloir accueillir d'un cœur égal tous les héritages du monde, et dont tel musée principal montre, dans la même salle, les statues romanes qui regardent au loin notre Occident, et les statues Tang qui regardent au loin la civilisation chinoise.
Encore une grande culture n'est-elle pas, même sur le mode épique, un atelier d'antiquaire supérieur. Et la culture américaine est un domaine de connaissances infiniment plus qu'un domaine de culture organique, dès que l'Europe en est rejetée.
Par ailleurs, l'Amérique donne actuellement leur accent aux arts de masse : la radio, le cinéma et la presse.
Son art nous paraît surtout spécifiquement américain quand il est un art de masses. Et, mon Dieu, entre l'esprit de Life et l'esprit de Samedi-Soir il n'y a pas tellement de différence ; simplement il y a plus d'Américains que de Français...
Enfin, l'Amérique possède un romanesque particulier. Mais, de nouveau, est-il spécifiquement américain ? Il y a, incontestablement, une attitude américaine à l'égard du monde, qui est une réduction permanente de celui-ci à sa donnée romanesque. Mais vous rappellerai-je que, dans les Trois Mousquetaires, Richelieu est moins un grand homme pour ce qu'il fit de la France, que pour avoir signalé au Roi l'absence des ferrets d'Anne d'Autriche ? L'Amérique, pour l'instant, signifie le romanesque plus que tout autre pays, mais elle le signifie probablement en tant que pays de masses. Et la culture est bien au delà de tels problèmes. Que pensent les Américains cultivés ? Ils pensent que la culture américaine est une des cultures nationales de l'Occident, qu'il n'y a pas plus de différence entre la haute culture américaine et la haute culture française, qu'entre celle-ci et la culture anglaise, ou ce que fut la haute culture allemande. Nous ne sommes pas, en Europe, des gens qui se ressemblent tellement ! et croyez bien qu'entre le behaviourisme et le bergsonisme l'écart n'est pas d'une autre nature qu'entre Bergson et Hegel. En définitive, jamais l'Amérique ne s'est conçue par rapport à nous, dans l'ordre culturel, comme une partie du monde : elle s'est toujours conçue comme une partie de NOTRE monde. Il y a moins d'art américain que d'artistes américains. Nous avons les mêmes systèmes de valeurs ; ils n'ont pas tout l'essentiel du passé de l'Europe, mais tout ce qu'ils ont d'essentiel est lié à l'Europe. Je le répète : la culture américaine, en tant que distincte de la nôtre comme l'est la culture chinoise, est une invention pure et simple des Européens.
Et il n'y a d'hypothèse de culture spécifiquement américaine, opposée à la nôtre, que dans la mesure précise de la démission de l'Europe.
Il est difficile de tenir sans malaise la Russie pour un pays d'Europe.
Saint-Pétersbourg donnait (et Leningrad donne encore) l'impression d'un « établissement » européen, d'un vaste comptoir impérial d'Occident - magasins, casernes et coupoles, - une New Delhi du Nord.
Mais tenir les Russes, comme l'ont fait de tout temps leurs adversaires, pour des Asiatiques, donc des sortes de Chinois ou d'Hindous, est dérisoire. La vérité est peut-être qu'il ne faut pas prendre trop au sérieux les cartes de géographie, et que la Russie n'est ni en Europe ni en Asie (elle est en Russie) ; comme le japon, où l'amour et l'armée tiennent un si grand rôle, n'est ni en Chine ni en Amérique.
Les autres pays d'Europe font partie de notre culture par strates et par échanges. À certains siècles, l'Italie, l'Espagne, la France, l'Angleterre l'ont dominée. Tous ces pays ont en commun le mythe culturel de la Grèce et de Rome, et l'héritage de quinze siècles de chrétienté commune. Ce dernier héritage qui, à lui seul, sépare les Slaves de Bohême des Slaves de Russie, pèse sans doute singulièrement lourd ; et l'héritage de Byzance pesa, lui aussi, assez lourd sur la Russie pour que la peinture russe n'ait jamais pu complètement s'en défaire, et pour que Staline évoque maintenant au moins autant Basile II que Pierre le Grand.
La Russie n'est entrée dans la culture occidentale qu'au XIXe siècle, par sa musique et par ses romanciers. Encore Dostoïevski est-il peut-être le seul d'entre ces derniers qui se veuille spécifiquement russe.
Ilya Ehrenbourg a répondu indirectement à une interview que j'avais donnée sur la civilisation atlantique, en demandant : « Qu'est-ce qui est européen : la bombe atomique ou Tolstoï ? »
Si vous voulez bien, laissons la bombe atomique tranquille. Si les Russes ne la possédaient pas alors, ce n'était certainement pas faute de l'avoir cherchée. Et nous présenter Staline comme un type dans le genre de Gandhi n'est pas très sérieux !
Reste Tolstoï. Duquel parlons-nous ? L'auteur d'Anna Karénine et de la Guerre et la Paix ne fait pas seulement partie de l'Europe, il est un des sommets du génie occidental. Selon une phrase fameuse : « Il est bon de ne pas cracher dans les fontaines où l'on s'est abreuvé. » Lorsqu'il écrivait ses romans, il se voulait d'ailleurs européen, se sentait nommément en rivalité avec Balzac. Mais s'il s'agit du comte Léon Nicolaïevitch qui, lui, tente de vivre comme une sorte de Gandhi chrétien, meurt dans la neige à la manière d'un héros de byline ; qui écrit « qu'il préfère à Shakespeare une bonne paire de bottes » alors je pense à l'un des grands inspirés de Byzance - et s'il fallait à tout prix le comparer à un autre génie, ce serait à Tagore, inséparable de l'Inde, et écrivant, avec la Maison et le Monde, l'un des grands romans universels ; ce ne serait pas à Stendhal.