Ce qui le sépare le plus de nous, c'est sans doute aussi ce qui nous sépare de la Russie : son dogmatisme oriental. Staline croit à sa vérité, et sa vérité est sans marge ; mais Tolstoï, dès qu'il se sépara de l'Occident, ne crut pas moins à la sienne ; et le génie de Dostoïevski fut mis, pendant toute la vie de celui-ci, au service d'une prédication indomptable. La Russie n'a jamais eu ni Renaissance, ni Athènes ; ni Bacon, ni Montaigne.
Il y a toujours, en Russie, ce qui se veut Sparte et ce qui se veut Byzance. Sparte s'intègre facilement à l'Occident ; Byzance, non. Aujourd'hui, on pourrait voir dans l'industrialisation forcenée de cet immense pays agricole, tentée en trente ans, le plus furieux effort d'occidentalisation qu'il ait connu depuis Pierre le Grand. « Rattraper et dépasser l'Amérique ! »
Mais l'esprit russe se défend d'autant plus que cet effort est plus grand.
Ce n'est pas par hasard que les communistes russes attaquent Picasso. Cette peinture met en question le système même sur lequel ils se fondent ; elle est, qu'elle le veuille ou non, la présence la plus aiguë de l'Europe.
Dans l'ordre de l'esprit, tout ce que la Russie appelle formalisme, et qu'elle déporte ou tue inlassablement depuis dix ans, c'est l'Europe. Peintres, écrivains, cinéastes, philosophes, musiciens suspects sont d'abord suspects de subir l'influence de l'« Europe pourrie ». Européens, Eisenstein, Babel, Prokofiev ! L'esprit de l'Europe est un danger pour une industrie pharaonique. La condamnation de Picasso à Moscou n'est nullement un accident : elle veut être une défense des plans quinquennaux...
Selon que de tels artistes meurent à temps, ou un peu trop tard, ils sont ensevelis avec honneur dans le mur du Kremlin, ou sans honneur au pied du mur sibérien du camp de déportés.
La vraie raison pour laquelle la Russie n'est pas européenne n'a rien à voir avec la géographie : c'est la volonté russe.
Je ne fais pas ici un cours d'histoire de la culture : je ne parlerai de l'Europe que par rapport à l'Union Soviétique et aux États-Unis. Elle a présentement deux caractéristiques :
La première, c'est son lien entre art et culture. Ces deux domaines sont séparés en Russie par le dogmatisme de la pensée. Ils sont non moins irréductiblement séparés aux États-Unis, parce qu'aux États-Unis l'homme de la culture n'est pas l'artiste, c'est l'homme de l'université ; un écrivain américain - Hemingway, Faulkner - n'est pas du tout l'équivalent de Gide ou de Valéry : c'est l'équivalent de Rouault ou de Braque ; ce sont d'éclatants, spécialistes, à l'intérieur d'une culture déterminée, de connaissances déterminées : ce ne sont ni des hommes de l'Histoire ni des « idéologues ».
Second point, autrement important : la volonté de transcendance. Attention ! l'Europe est la partie du monde où se sont succédé Chartres, Michel-Ange, Shakespeare, Rembrandt... Ceux-là, est-ce que nous les renions, oui ou non ? Non ! Alors il faudrait savoir de quoi nous parlons.
Nous avons l'air de croire que nous sommes des malheureux, en face d'une immense culture qui s'appelle les romanciers américains, et une autre immense culture qui s'appelle je ne sais pas trop quoi - au mieux, les musiciens russes (ce qui n'est d'ailleurs pas mal).
Mais enfin, tout de même, la moitié du monde regarde encore l'Europe, et elle seule répond à son interrogation profonde. Qui donc a pris la place de Michel-Ange ? Cette lueur qu'on cherche en elle, c'est la dernière lueur de la lumière de Rembrandt ; et le grand geste frileux dont elle croit accompagner son agonie, c'est encore le geste héroïque de Michel-Ange...
On vient nous dire : « Ce sont des valeurs bourgeoises. » Mais qu'est-ce que cette histoire de la définition de l'art par son conditionnement ?
Qu'on me comprenne bien. Je tiens pour juste qu'un philosophe russe - d'ailleurs en Sibérie depuis - ait dit que « la pensée de Platon est inséparable de l'esclavage ». Il est vrai qu'il y a une donnée historique de la pensée, un conditionnement de la pensée. Mais le problème ne se termine pas ici : il commence. Car, enfin, vous, vous avez lu Platon ! Ce n'est tout de même pas en tant qu'esclaves, ni que propriétaires d'esclaves !
Personne dans cette salle - pas plus moi que les autres - ne sait quels sentiments animaient un sculpteur égyptien lorsqu'il sculptait une statue de l'Ancien Empire ; mais il n'en est pas moins vrai que nous regardons cette statue avec une admiration que nous ne sommes pas allés chercher dans l'exaltation des valeurs bourgeoises ; et le problème qui se pose, c'est précisément de savoir ce qui assure la transcendance partielle des cultures mortes.
Je ne parle pas ici d'éternité ; je parle de métamorphose. L'Égypte a reparu pour nous ; elle avait disparu pendant plus de quinze cents ans. La métamorphose est imprévisible ? Eh bien ! nous sommes en face d'une donnée fondamentale de la civilisation, qui est l'imprévisibilité des renaissances, mais j'aime mieux un monde imprévisible qu'un monde imposteur.
Le drame actuel de l'Europe, c'est la mort de l'homme. À partir de la bombe atomique, et même bien avant, on a compris que ce que le XIXe siècle avait appelé « progrès » exigeait une lourde rançon. On a compris que le monde était redevenu dualiste, et que l'immense espoir sans passif que l'homme avait mis en l'avenir n'était plus valable.
Mais ce n'est pas parce que l'optimisme du XIXe siècle n'existe plus qu'il n'y a plus de pensée humaine ! Depuis quand la volonté s'est-elle fondée sur l'optimisme immédiat ? S'il en était ainsi, il n'y aurait jamais eu de Résistance avant 1944. Selon une vieille et illustre phrase : « Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre... » - vous connaissez la suite.
L'homme doit être fondé à nouveau, oui : mais pas sur des images d'Épinal. L'Europe défend encore les valeurs intellectuelles les plus hautes du monde. Et pour le savoir il suffit de la supposer morte. Si, sur le lieu qui fut Florence, sur le lieu que fut Paris, on en était au jour où « s'inclineront les joncs murmurants et penchés », croyez-vous véritablement qu'il faudrait un temps très long pour que ce qu'ont été ces lieux illustres se retrouve dans la mémoire des hommes comme des figures sacrées ?
Il n'y a que nous pour ne plus croire à l'Europe : le monde regarde encore avec une vénération craintive et lointaine ces vieilles mains qui tâtonnent dans l'ombre...
Si l'Europe ne se pense plus en mots de liberté, mais en termes de destin, ce n'est pas la première, fois. Ça n'allait pas très bien, au temps de la bataille de Mohacz. Ça n'allait pas très bien lorsque Michel-Ange gravait sur le piédestal de La Nuit : « Si c'est pour voir la tyrannie, ne te réveille pas ! »
Il n'est donc pas question de soumission de l'Europe. Qu'on nous fiche la paix avec ces histoires ! Il y a, d'une part, une hypothèse : l'Europe devient un élément capital de la civilisation atlantique. Et il y a une question : que devient l'Europe dans la structure soviétique ? La civilisation atlantique appelle et, au fond (en tant que culture), respecte encore l'Europe ; la structure soviétique dédaigne son passé, hait son présent et n'accepte d'elle qu'un avenir où ne reste exactement rien de ce qu'elle fut.