Les valeurs de l'Europe sont menacées du dedans par des techniques nées des moyens d'appel aux passions collectives ; journal, cinéma, radio, publicité - en un mot les « moyens de propagande ». C'est ce qu'on appelle, en style noble, les techniques psychologiques.
Elles se sont élaborées surtout dans les pays dont nous venons de parler. En Amérique, elles sont principalement au service d'un système économique et tendent à contraindre l'individu à l'achat. En Russie, elles sont au service d'un système politique et tendent à contraindre le citoyen à une adhésion sans réserve à l'idéologie des dirigeants ; pour cela, elles engagent l'homme tout entier.
Ne confondons pas l'action de ces techniques dans leur pays d'origine et l'incidence de leur action sur l'Europe, en particulier sur la France. L'incidence des psychotechniques américaines sur notre culture est secondaire, celle des psychotechniques russes se veut décisive.
Ne discutons surtout pas ici d'une culture future, à laquelle se réfère toujours la psychotechnique russe. Parlons de ce qui est : l'ensemble de la technique soviétique en France aboutit pratiquement aujourd'hui à une organisation systématique de mensonges choisis pour leur efficacité.
Le général de Gaulle est « contre la République » (parce qu'il l'a rétablie ?), « contre les Juifs » (parce qu'il a abrogé les lois raciales ?), « contre la France » : il est instructif qu'on puisse écrire sans faire rire, à peu près une fois par semaine, qu'est contre la France celui qui, au-dessus du terrible sommeil de ce pays, en maintint l'honneur comme un invincible songe...
L'intéressant, c'est que, bien entendu, les staliniens savent aussi bien que nous que tout cela est parfaitement faux. C'est la même technique qu'en publicité : on enveloppera dans le même papier le savon Cadum et les « lendemains qui chantent ». Il s'agit toujours d'obtenir le réflexe conditionné, c'est-à-dire de faire qu'un certain vocabulaire, systématiquement accroché à certains noms, lie à ces noms les sentiments que ce vocabulaire appelle lui-même d'habitude. Prêter ses tares à son adversaire pour que le lecteur ne comprenne plus rien est également un procédé banal. Exemple : le « parti américain ».
J'insiste sur ceci : je ne suis pas en train de discuter le bien ou le mal-fondé des articles de l'Humanité, mais de préciser des techniques qui sont à la base de l'action psychologique la plus profonde que le monde ait connue depuis plusieurs siècles. Dans l'ordre intellectuel, d'abord déshonorer l'adversaire, rendre impossible la discussion. Jean Paulhan a essayé pendant un an de convaincre les staliniens qu'il avait dit ce qu'il avait dit ; tout à fait en vain.
Attaquer surtout sur le plan moral : ce qu'il faut pour ce mode de pensée, ce n'est pas que l'adversaire soit un adversaire, c'est qu'il soit ce qu'on appelait au XVIIIe siècle : un scélérat.
Le son unique de cette propagande est l'indignation. (C'est d'ailleurs ce qu'elle a de plus fatigant). Et ce système qui repose sur le postulat fondamental que la fin justifie les moyens - et donc qu'il n'y a de morale que des fins - est le système de propagande le plus opiniâtrement et le plus quotidiennement moral que nous ayons jamais vu.
Cette technique vise à obtenir, dans le domaine de l'esprit, soit des alliés, soit (en Russie) des staliniens.
Pour les alliés :
Nous avons d'abord une ancienne mystification : c'est la mystification chrétienne et éthique. Certains des éléments les plus profonds du stalinisme sont restés, en France, inséparables du grand appel chrétien. Mais nous savons maintenant ce que valent ces plaisanteries.
La seconde est la mystification nationale. Celle-là recoupe toute la politique stalinienne engagée depuis le Kominform. Il s'agit, dans tous les pays d'Occident, d'empêcher le relèvement économique qui risque d'entraîner ces pays vers les États-Unis et l'Angleterre. Pour cela, il faut inventer « la défense nationale des pays menacés par les Américains ».
Les staliniens veulent ajouter à leur recrutement ouvrier, un vaste recrutement bourgeois : donc, établir une idéologie nationale dont le parti communiste devienne ce qu'il appelle l'aile marchante, de telle façon qu'on ne soit plus ni sur la donnée russe ni sur la donnée classe contre classe, mais sur une donnée dont les staliniens ont fait l'expérience dans la Résistance, et qui est l'union de toutes les forces sincèrement nationales sous un faux nez communiste, au bénéfice de Moscou.
Ensuite, la mystification de la perspective historique. Je répète qu'il est temps de substituer la question : « Qu'est-ce qui est ? » à la volonté d'expliquer toujours la signification cachée, historique de préférence, de ce qui est. On fait la théorie du réalisme socialiste en peinture - et naturellement elle est aussi défendable qu'autre chose ; mais quels tableaux fait-on ? On ne fait pas du tout des tableaux réalistes socialistes, on fait des icônes de Staline dans le style de Déroulède.
Condamner Bernanos dans l'absolu au nom d'un prolétariat mythique, ça pourrait se défendre s'il ne fallait pas aussi admirer les romans édifiants de M. Garaudy. Ah ! que d'espoirs trahis, que d'insultes et de morts, pour n'avoir fini que par changer de bibliothèque rose !
Et puis, il y a la célèbre mystification par la continuité révolutionnaire. Comme chacun sait, les maréchaux dorés sur tranche sont les héritiers légitimes des compagnons de Lénine aux vestes de cuir. Là-dessus, il faudrait tout de même s'expliquer : il est arrivé à André Gide et à moi-même d'être sollicités de porter à Hitler les pétitions de protestation contre la condamnation de Dimitrov, innocent de l'incendie du Reichstag. C'était un grand honneur pour nous (il n'y avait d'ailleurs pas foule). Lorsque maintenant, Dimitrov au pouvoir fait pendre Petkov innocent qui est-ce qui a changé ? Gide et moi, ou Dimitrov ?
Le marxisme recomposait d'abord le monde selon la liberté. La liberté sentimentale de l'individu a joué un rôle immense dans la Russie de Lénine. Celui-ci avait fait peindre par Chagall les fresques du théâtre juif de Moscou. Aujourd'hui, le stalinisme honnit Chagall ; qui a changé ?
Un de mes livres, la Condition humaine, avait intéressé, en son temps, pas mal de Russes. On devait en tirer un film d'Eisenstein, avec de la musique de Chostakovitch ; on devait en tirer une pièce de Meyerhold, avec de la musique de Prokofiev... Est-ce un palmarès suffisant, pour une seule œuvre, de mort et d'adjuration ? On m'expliquera que j'ignore la dialectique : les forçats aussi - et les cadavres plus encore.
Il y a eu d'innombrables ruptures : Victor Serge, Gide, Hemingway, Dos Passos, Mauriac et tant d'autres. Il est faux qu'elles aient à voir quoi que ce soit avec le problème social. Car il n'était pas entendu que les « lendemains qui chantent » seraient ce long hululement qui monte de la Caspienne à la mer Blanche, et que leur chant serait le chant des bagnards.
Nous sommes à cette tribune et nous ne renions pas l'Espagne. Qu'y monte un jour un stalinien pour défendre Trotsky !
En Russie, le problème est différent. Le pays est fermé ; par là même, en rupture avec l'essentiel de la culture moderne. C'est le pays où, maintenant, tout doit s'être passé. Je cite le manuel d'histoire pour la jeunesse :