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C'est un instituteur russe, Ciolkowski, qui élabora la théorie de la propulsion à réaction. C'est un électrotechnicien russe, Popov, qui, le premier, inventa la radio (Simlia Russkaïa, p. 55).

Dans les pays capitalistes, l'instruction est chose privée et coûte fort cher. Pour de très nombreux jeunes gens et jeunes filles, elle est un désir, un rêve irréalisables (ibidem, p. 277)...

Passons...

Il reste, dans l'ordre positif, une pensée qui veut exalter la solidarité, le travail et un certain messianisme noble, avec ce qu'il y a toujours de dédain chez les délivreurs. Et puis, des psychotechniques destinées à créer l'image du monde et les sentiments les plus favorables à l'action du parti. « Les écrivains sont les ingénieurs des cimes. » Et comment !

Mais pour cela ils revendiquent la vérité. N'oublions pas que le plus grand journal russe s'appelle Pravda : la vérité. Il y a pourtant ceux qui savent ; et ici, se pose un problème assez intéressant : à partir de quel grade a-t-on maintenant en Russie le droit d'être menteur ? Car Staline sait aussi bien que moi que l'instruction existe en France. Il y a ceux qui sont dans le jeu et ceux qui ne sont pas dans le jeu. Et je crois que cela vaut qu'on y réfléchisse, ainsi qu'au mépris impliqué par les techniques psychologiques. Qu'il s'agisse de faire acheter le savon ou d'obtenir le bulletin de vote, il n'y a pas une technique psychologique qui ne soit à base de mépris de l'acheteur ou du votant : sinon, elle serait inutile. Ici l'homme même est en cause ; le système est un tout. La technique peut exister sans totalitarisme ; mais elle suit aussi inéluctablement celui-ci que la Guépéou, car sans police elle est un monstre vulnérable. Il fut difficile quelques années de nier que Trotsky ait fait l'armée rouge : pour que l'Humanité soit pleinement efficace, il faut que le lecteur ne puisse pas lire un journal opposé.

Il n'y a pas de marges : et c'est pourquoi le désaccord, même partiel, d'un article avec le système, le conduit à une abjuration.

Alors se pose notre problème essentiel : comment empêcher les techniques psychologiques de détruire la qualité de l'esprit ? Il n'y a plus d'art totalitaire dans le monde, à supposer qu'il y en ait jamais eu. La chrétienté n'a plus de cathédrales, elle fait Sainte-Clotilde, et la Russie retrouve avec les portraits de Staline, l'art le plus bourgeoisement conventionnel. J'ai dit : « S'il y en a jamais eu » parce que ce n'est pas à l'art comme tel, que les masses ont jamais été sensibles. (Aristocratie et bourgeoisie sont masses sur ce point...) J'appelle artistes ceux qui sont sensibles à la donnée spécifique d'un art ; les autres sont sensibles à sa donnée sentimentale. Il n'y a pas « l'homme qui ignore la musique », il y a ceux qui aiment Mozart et ceux qui aiment les marches militaires. Il n'y a pas « l'homme qui ignore la peinture », il y a ceux qui aiment la peinture et ceux qui aiment le Rêve de Detaille ou les chats dans les paniers. Il n'y a pas « l'homme qui ignore la poésie », il y a ceux qui s'intéressent à Shakespeare et ceux qui s'intéressent aux romances. La différence entre les uns et les autres, c'est que, pour les seconds, l'art est un moyen d'expression sentimentale.

Il arrive, à certaines époques, que cette expression sentimentale recoupe un très grand art. C'est ce qui s'est passé avec l'art gothique. L'union des sentiments les plus profonds - de l'amour, de la vulnérabilité de la condition humaine - et d'une force proprement plastique produit alors un art de génie qui atteint chacun. (Il y a quelque chose de semblable chez les grands individualistes romantiques : Beethoven, un peu Wagner, Michel-Ange certainement, Rembrandt et même Victor Hugo).

Que telle œuvre sentimentale soit artistique ou non, c'est un fait : ce n'est ni une théorie ni un principe. Le problème pressant qui se pose à nous serait donc, en termes politiques, de substituer à l'appel mensonger d'une culture totalitaire quelconque la création réelle d'une culture démocratique. Il ne s'agit pas de contraindre à l'art les masses qui lui sont indifférentes, il s'agit d'ouvrir le domaine de la culture à tous ceux qui veulent l'atteindre. Autrement dit, le droit à la culture, c'est purement et simplement la volonté d'y accéder(6).

Donc, nous ne prétendons pas absurdement fixer ici un modèle de culture, mais apporter à celle-ci le moyen de maintenir dans sa prochaine métamorphose ce qu'elle atteignit chez nous de plus haut.

Nous considérons que la valeur fondamentale de l'artiste européen, à nos plus grandes époques, depuis les sculpteurs de Chartres jusqu'aux grands individualistes, de Rembrandt à Victor Hugo, est dans la volonté de tenir l'art et la culture pour l'objet d'une conquête. Pour préciser, je dirai que le génie est une différence conquise ; que le génie commence - que ce soit celui de Renoir ou celui d'un sculpteur thébain - à ceci : un homme qui regardait depuis son enfance quelques œuvres admirables qui suffisaient à le distraire du monde s'est senti un jour en rupture avec ces formes, soit parce qu'elles n'étaient pas assez sereines, soit parce qu'elles l'étaient trop ; et c'est sa volonté de contraindre à une vérité mystérieuse et incommunicable (autrement que par son œuvre), le monde et les œuvres même dont il est né, c'est cette volonté qui a déterminé son génie. En d'autres termes, il n'y a pas de génie copieur, il n'y a pas de génie servile. Qu'on nous laisse tranquille avec les grands artisans du moyen âge ! Même dans une civilisation où tous les artistes seraient esclaves, l'imitateur de formes serait encore irréductible à l'esclave qui aurait trouvé des formes inconnues. Il y a dans la découverte, en art comme dans les autres domaines, une sorte de signature du génie, et cette signature n'a pas changé à travers les cinq millénaires d'histoire que nous connaissons.

Si l'humanité porte en elle une donnée éternelle, c'est bien cette hésitation tragique de l'homme qu'on appellera ensuite, pour des siècles, un artiste - en face de l'œuvre qu'il ressent plus profondément qu'aucun, qu'il admire comme personne, mais que seul au monde il veut en même temps souterrainement détruire.

Or, si le génie est une découverte, comprenons bien que c'est sur cette découverte que se fonde la résurrection du passé. J'ai parlé au début de ce discours de ce que pouvait être une renaissance, de ce que pouvait être l'héritage d'une culture. Une culture renaît quand les hommes de génie, cherchant leur propre vérité, tirent du fond des siècles tout ce qui ressembla jadis à cette vérité, même s'ils ne la connaissent pas.

La Renaissance a fait l'Antiquité au moins autant que l'Antiquité a fait la Renaissance. Les fétiches nègres n'ont pas plus fait les Fauves que les Fauves n'ont fait les fétiches nègres. Et après tout, l'héritier véritable de l'art en cinquante ans resurgi, ce n'est ni l'Amérique qui en juxtapose les chefs-d'œuvre, ni la Russie dont le vaste appel de naguère se satisfait à bon compte de ses nouvelles icônes : c'est cette école « formaliste » de Paris, dont les résurrections de tant de siècles semblent une immense famille. C'est notre adversaire Picasso qui pourrait répondre à la Pravda :

« Je suis peut-être, comme vous dites, décadent et pourri ; mais si vous saviez regarder ma peinture au lieu d'admirer tant d'icônes à moustaches, vous vous apercevriez que votre pseudo-histoire est une petite chose devant la houle des générations, et qu'il arrive à cette peinture éphémère de ressusciter, avec les statues sumériennes, le langage oublié de quatre millénaires... »