Pense, lui-même par la vie
Tison à demi consumé.
Il est calme en cette ombre épaisse;
Il aura bien toujours un peu
D’herbe pour que son bétail paisse,
De bois pour attiser son feu.
Nos luttes, nos chocs, nos désastres,
Il les ignore; il ne veut rien
Que, la nuit, le regard des astres,
Le jour, le regard de son chien.
Son troupeau gît sur l’herbe unie;
Il est là, lui, pasteur, ami,
Seul éveillé, comme un génie
À côté d’un peuple endormi.
Ses brebis, d’un rien remuées,
Ouvrant l’œil près du feu qui luit,
Aperçoivent sous les nuées
Sa forme droite dans la nuit;
Et, bouc qui bêle, agneau qui danse,
Dorment dans les bois hasardeux
Sous ce grand spectre Providence
Qu’ils sentent debout auprès d’eux.
Le pâtre songe, solitaire,
Pauvre et nu, mangeant son pain bis;
Il ne connaît rien de la terre
Que ce que broute la brebis.
Pourtant, il sait que l’homme souffre;
Mais il sonde l’éther profond.
Toute solitude est un gouffre,
Toute solitude est un mont.
Dès qu’il est debout sur ce faîte,
Le ciel reprend cet étranger;
La Judée avait le prophète,
La Chaldée avait le berger.
Ils tâtaient le ciel l’un et l’autre;
Et, plus tard, sous le feu divin,
Du prophète naquit l’apôtre,
Du pâtre naquit le devin.
La foule raillait leur démence;
Et l’homme dut, aux jours passés,
À ces ignorants la science,
La sagesse à ces insensés.
La nuit voyait, témoin austère,
Se rencontrer sur les hauteurs,
Face à face dans le mystère,
Les prophètes et les pasteurs.
– Où marchez-vous, tremblants prophètes?
– Où courez-vous, pâtres troublés?
Ainsi parlaient ces sombres têtes,
Et l’ombre leur criait: Allez!
Aujourd’hui, l’on ne sait plus même
Qui monta le plus de degrés
Des Zoroastres au front blême
Ou des Abrahams effarés.
Et, quand nos yeux, qui les admirent,
Veulent mesurer leur chemin,
Et savoir quels sont ceux qui mirent
Le plus de jour dans l’œil humain,
Du noir passé perçant les voiles,
Notre esprit flotte sans repos
Entre tous ces compteurs d’étoiles
Et tous ces compteurs de troupeaux.
Dans nos temps, où l’aube enfin dore
Les bords du terrestre ravin,
Le rêve humain s’approche encore
Plus près de l’idéal divin.
L’homme que la brume enveloppe,
Dans le ciel que Jésus ouvrit,
Comme à travers un télescope
Regarde à travers son esprit.
L’âme humaine, après le Calvaire,
A plus d’ampleur et de rayon;
Le grossissement de ce verre
Grandit encor la vision.
La solitude vénérable
Mène aujourd’hui l’homme sacré
Plus avant dans l’impénétrable,
Plus loin dans le démesuré.
Oui, si dans l’homme, que le nombre
Et le temps trompent tour à tour,
La foule dégorge de l’ombre,
La solitude fait le jour.
Le désert au ciel nous convie.
Ô seuil de l’azur! l’homme seul,
Vivant qui voit hors de la vie,
Lève d’avance son linceul.
Il parle aux voix que Dieu fit taire,
Mêlant sur son front pastoral
Aux lueurs troubles de la terre
Le serein rayon sépulcral.
Dans le désert, l’esprit qui pense
Subit par degrés sous les cieux
La dilatation immense
De l’infini mystérieux.
Il plonge au fond. Calme, il savoure
Le réel, le vrai, l’élément.
Toute la grandeur qui l’entoure
Le pénètre confusément.
Sans qu’il s’en doute, il va, se dompte,