Tout en divinisant Gabrielle d’Estrée.
Pas plus que Sévigné, la marquise lettrée,
Ne s’étonnait de voir, douce femme rêvant,
Blêmir au clair de lune et trembler dans le vent,
Aux arbres du chemin, parmi les feuilles jaunes,
Les paysans pendus par ce bon duc de Chaulnes,
Vous ne preniez souci des manants qu’on abat
Par la force, et du pauvre écrasé sous le bât.
Avant quatre-vingt-neuf, galant incendiaire,
Vous portiez votre épée en quart de civadière;
La poudre blanchissait votre dos de velours;
Vous marchiez sur le peuple à pas légers – et lourds.
Quoique les vieux abus n’eussent rien qui vous blesse,
Jeune, vous aviez eu, vous, toute la noblesse,
Montmorency, Choiseul, Noaille, esprits charmants,
Avec la royauté des querelles d’amants;
Brouilles, roucoulements; Bérénice avec Tite.
La Révolution vous plut toute petite;
Vous emboîtiez le pas derrière Talleyrand;
Le monstre vous sembla d’abord fort transparent,
Et vous l’aviez tenu sur les fonts de baptême.
Joyeux, vous aviez dit au nouveau-né: Je t’aime!
Ligue ou Fronde, remède au déficit, protêt,
Vous ne saviez pas trop au fond ce que c’était;
Mais vous battiez des mains gaîment, quand Lafayette
Fit à Léviathan sa première layette.
Plus tard, la peur vous prit quand surgit le flambeau.
Vous vîtes la beauté du tigre Mirabeau.
Vous nous disiez, le soir, près du feu qui pétille,
Paris de sa poitrine arrachant la Bastille,
Le faubourg Saint-Antoine accourant en sabots,
Et ce grand peuple, ainsi qu’un spectre des tombeaux,
Sortant, tout effaré, de son antique opprobre,
Et le vingt juin, le dix août, le six octobre,
Et vous nous récitiez les quatrains que Boufflers
Mêlait en souriant à ces blêmes éclairs.
Car vous étiez de ceux qui, d’abord, ne comprirent
Ni le flot, ni la nuit, ni la France, et qui rirent;
Qui prenaient tout cela pour des jeux innocents;
Qui, dans l’amas plaintif des siècles rugissants
Et des hommes hagards, ne voyaient qu’une meute;
Qui, légers, à la foule, à la faim, à l’émeute,
Donnaient à deviner l’énigme du salon;
Et qui, quand le ciel noir s’emplissait d’aquilon,
Quand, accroupie au seuil du mystère insondable,
La Révolution se dressait formidable,
Sceptiques, sans voir l’ongle et l’œil fauve qui luit,
Distinguant mal sa face étrange dans la nuit,
Presque prêts à railler l’obscurité difforme,
Jouaient à la charade avec le sphinx énorme.
Vous nous disiez: «Quel deuil! les gueux, les mécontents,
«Ont fait rage; on n’a pas su s’arrêter à temps.
«Une transaction eût tout sauvé peut-être.
«Ne peut-on être libre et le roi rester maître?
«Le peuple conservant le trône eût été grand.»
Puis vous deveniez triste et morne; et, murmurant:
«Les plus sages n’ont pu sauver ce bon vieux trône.
«Tout est mort; ces grands rois, ce Paris Babylone,
«Montespan et Marly, Maintenon et Saint-Cyr!»
Vous pleuriez. – Et, grand Dieu! pouvaient-ils réussir,
Ces hommes qui voulaient, combinant vingt régimes,
La loi qui nous froissa, l’abus dont nous rougîmes,
Vieux codes, vieilles mœurs, droit divin, nation,
Chausser de royauté la Révolution?
La patte du lion creva cette pantoufle!
Puis vous m’avez perdu de vue; un vent qui souffle
Disperse nos destins, nos jours, notre raison,
Nos cœurs, aux quatre coins du livide horizon;
Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière.
La seconde âme en nous se greffe à la première;
Toujours la même tige avec une autre fleur.
J’ai connu le combat, le labeur, la douleur,
Les faux amis, ces nœuds qui deviennent couleuvres;
J’ai porté deuils sur deuils; j’ai mis œuvres sur œuvres;
Vous ayant oublié, je ne le cache pas,
Marquis; soudain j’entends dans ma maison un pas,
C’est le vôtre, et j’entends une voix, c’est la vôtre,
Qui m’appelle apostat, moi qui me crus apôtre!
Oui, c’est bien vous; ayant peur jusqu’à la fureur,
Fronsac vieux, le marquis happé par la Terreur,
Haranguant à mi-corps dans l’hydre qui l’avale.
L’âge ayant entre nous conservé l’intervalle
Qui fait que l’homme reste enfant pour le vieillard,
Ne me voyant d’ailleurs qu’à travers un brouillard,