L’homme parle et dispute avec l’obscurité,
Et la larme de l’œil rit du bruit de la bouche.
Tout ce qui vous emporte est rapide et farouche.
Sais-tu pourquoi tu vis? sais-tu pourquoi tu meurs?
Les vivants orageux passent dans les rumeurs,
Chiffres tumultueux, flots de l’océan Nombre.
Vous n’avez rien à vous qu’un souffle dans de l’ombre;
L’homme est à peine né, qu’il est déjà passé,
Et c’est avoir fini que d’avoir commencé.
Derrière le mur blanc, parmi les herbes vertes,
La fosse obscure attend l’homme, lèvres ouvertes.
La mort est le baiser de la bouche tombeau.
Tâche de faire un peu de bien, coupe un lambeau
D’une bonne action dans cette nuit qui gronde;
Ce sera ton linceul dans la terre profonde.
Beaucoup s’en sont allés qui ne reviendront plus
Qu’à l’heure de l’immense et lugubre reflux;
Alors, on entendra des cris. Tâche de vivre;
Crois. Tant que l’homme vit, Dieu pensif lit son livre.
L’homme meurt quand Dieu fait au coin du livre un pli.
L’espace sait, regarde, écoute. Il est rempli
D’oreilles sous la tombe, et d’yeux dans les ténèbres.
Les morts ne marchant plus, dressent leurs pieds funèbres;
Les feuilles sèches vont et roulent sous les cieux.
Ne sens-tu pas souffler le vent mystérieux?
Au dolmen de Rozel, avril 1853.
IV .
Écoutez Je suis Jean. J’ai vu des choses sombres.
J’ai vu l’ombre infinie où se perdent les nombres,
J’ai vu les visions que les réprouvés font,
Les engloutissements de l’abîme sans fond;
J’ai vu le ciel, l’éther, le chaos et l’espace.
Vivants! puisque j’en viens, je sais ce qui s’y passe;
Je vous affirme à tous, écoutez bien ma voix,
J’affirme même à ceux qui vivent dans les bois,
Que le Seigneur, le Dieu des esprits des prophètes,
Voit ce que vous pensez et sait ce que vous faites.
C’est bien. Continuez, grands, petits, jeunes, vieux!
Que l’avare soit tout à l’or, que l’envieux
Rampe et morde en rampant, que le glouton dévore,
Que celui qui faisait le mal, le fasse encore,
Que celui qui fut lâche et vil, le soit toujours!
Voyant vos passions, vos fureurs, vos amours,
J’ai dit à Dieu: «Seigneur, jugez où nous en sommes.
Considérez la terre et regardez les hommes.
Ils brisent tous les nœuds qui devaient les unir.»
Et Dieu m’a répondu: «Certes, je vais venir!»
Serk, juillet 1853.
V. Croire, mais pas en nous
Parce qu’on a porté du pain, du linge blanc,
À quelque humble logis sous les combles tremblant
Comme le nid parmi les feuilles inquiètes;
Parce qu’on a jeté ses restes et ses miettes
Au petit enfant maigre, au vieillard pâlissant,
Au pauvre qui contient l’éternel tout-puissant;
Parce qu’on a laissé Dieu manger sous sa table,
On se croit vertueux, on se croit charitable!
On dit: «Je suis parfait! louez-moi; me voilà!»
Et, tout en blâmant Dieu de ceci, de cela,
De ce qu’il pleut, du mal dont on le dit la cause,
Du chaud, du froid, on fait sa propre apothéose.
Le riche qui, gorgé, repu, fier, paresseux,
Laisse un peu d’or rouler de son palais sur ceux
Que le noir janvier glace et que la faim harcèle,
Ce riche-là, qui brille et donne une parcelle
De ce qu’il a de trop à qui n’a pas assez,
Et qui, pour quelques sous du pauvre ramassés,
S’admire et ferme l’œil sur sa propre misère,
S’il a le superflu, n’a pas le nécessaire:
La justice; et le loup rit dans l’ombre en marchant
De voir qu’il se croit bon pour n’être pas méchant.
Nous bons! nous fraternels! ô fange et pourriture!
Mais tournez donc vos yeux vers la mère nature!
Que sommes-nous, cœurs froids où l’égoïsme bout,
Auprès de la bonté suprême éparse en tout?
Toutes nos actions ne valent pas la rose.
Dès que nous avons fait par hasard quelque chose,
Nous nous vantons, hélas! vains souffles qui fuyons!
Dieu donne l’aube au ciel sans compter les rayons,
Et la rosée aux fleurs sans mesurer les gouttes;
Nous sommes le néant; nos vertus tiendraient toutes
Dans le creux de la pierre où vient boire l’oiseau.