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Oui, j’étais impatient et sûr de moi, mais je savais ce que dirait Harry. Ce n’était pas suffisant. Il m’avait appris l’importance de trouver des cadavres comme preuves irréfutables, et Zander s’était débrouillé pour que ceux-là restent introuvables. Et sans cadavre, quelle que soit mon envie de foncer, le code ne serait pas respecté.

Je repris mes recherches, espérant découvrir où il planquait ses conserves de viande froide. Sa maison : exclu. Je m’y étais rendu et n’avais rien flairé de plus suspect que le musée des chaussures, or le Passager noir est en général très fort pour dénicher les collections de cadavres. Du reste, il n’y aurait eu aucun endroit où les mettre. Les habitations en Floride ne comportent pas de sous-sol, et dans ce quartier-là on n’aurait pu creuser la terre du jardin ou transporter des corps sans être observé. De plus, une rapide consultation de mon Passager me persuada que tout individu capable d’exhiber ainsi ses souvenirs devait prendre le plus grand soin d’effacer les autres traces.

Le ranch était une excellente possibilité, mais une petite virée sur place ne révéla aucun indice. Il avait été manifestement abandonné depuis longtemps ; même l’allée était envahie par la végétation.

J’insistai. Zander possédait un appartement sur l’île de Maui, mais c’était bien trop loin. Il détenait aussi quelques hectares en Caroline du Nord ; un site un peu plus plausible, mais le fait de devoir conduire douze heures avec un macchabée dans le coffre le rendait improbable. Il était également actionnaire d’une société qui essayait de développer Toro Key, une petite île au sud de Cape Florida. Le site d’une compagnie, cependant, n’était pas envisageable : trop de personnes pouvaient s’y rendre et fureter partout. De toute façon, je me rappelais avoir essayé d’accoster sur l’île lorsque j’étais plus jeune ; des hommes armés y montaient la garde afin de repousser les visiteurs…

Seule piste vraisemblable, le bateau de Zander, un Cigarette de quarante-cinq pieds. Je savais depuis mon expérience avec un autre monstre que les bateaux offraient de merveilleuses possibilités pour se débarrasser de restes encombrants. Il suffisait de lester le corps, de le balancer par-dessus la rambarde puis de faire au revoir de la main. Propre, net, soigné ; pas de vagues, pas de preuve.

Mais aucun indice pour moi, du coup. Zander garait son bateau dans la marina privée la plus select de Coconut Grave, le Royal Bay Yacht Club. Le système de sécurité était excellent, trop sophistiqué pour que Dexter puisse passer en douce et forcer les serrures. Cette marina offrait tous les services imaginables (le genre d’endroit où l’on nettoyait et astiquait l’avant de votre bateau quand vous le rapportiez). Vous n’aviez même pas besoin de le ravitailler en combustible ; un seul coup de téléphone et il était prêt, avec une bouteille de champagne au frais dans le cockpit. Et des vigiles armés, tout sourire, infestaient les lieux jour et nuit, faisant des courbettes aux nantis et tirant sur les individus qui tentaient d’escalader la clôture.

Le bateau était inaccessible. Or, j’étais absolument certain, comme le Passager noir dont l’opinion compte plus encore, que Zander s’en servait pour éliminer les corps. Mais pas moyen de vérifier.

C’était énervant et frustrant de se représenter Zander avec son dernier trophée – soigneusement disposé, sans doute, dans une glacière plaqué or –, passant un coup de fil afin de se faire ravitailler en carburant, puis longeant le dock d’un pas tranquille, tandis que deux gardiens essoufflés installaient la glacière à bord avant de lui adresser un salut respectueux. Et je ne pouvais monter sur le bateau pour m’en assurer. Sans cette preuve définitive, le code Harry ne me permettait pas de poursuivre.

Que me restait-il donc comme option ? Je pouvais toujours essayer de prendre Zander en flagrant délit, mais je n’avais aucun moyen de connaître le moment où le prochain forfait se produirait, et il m’était impossible de le surveiller en permanence. Il fallait tout de même que je me rende de temps en temps au bureau et que je fasse quelques apparitions symboliques à la maison tout en continuant à emprunter les gestes ordinaires d’une vie normale. Et un jour ou l’autre dans les semaines à venir, si le schéma restait le même, Zander appellerait le responsable de la marina et lui demanderait de préparer son bateau, et… celui-ci, employé consciencieux dans un club de riches, consignerait exactement ses gestes et la date, combien de carburant, la marque du Champagne qu’il avait apporté et la quantité de nettoyant utilisée pour les vitres. Et il inscrirait tout dans le dossier Macauley et l’enregistrerait dans son ordinateur.

Soudain nous étions de retour dans l’univers de Dexter: le Passager, sûr de lui, me pressait de retourner à mon clavier.

Dexter est modeste, même effacé parfois, et il a certainement conscience des limites de son immense talent. Mais s’il existait une limite à ce que je pouvais trouver sur un ordinateur, je ne l’avais pas encore atteinte. Je m’assis et me mis au travail.

Il me fallut moins d’une demi-heure pour m’introduire dans le système du club et ouvrir les fichiers. Il y avait bel et bien un rapport détaillé des services fournis. Je le comparai aux comptes rendus des réunions tenues par le conseil d’administration de l’organisation caritative préférée de Zander, la Mission de la lumière divine, qui se trouvait tout près de Liberty City. Le 14 février, l’organisation avait été ravie d’annoncer que Wynton Allen quittait le lieu de perdition que constituait Miami pour aller se réinsérer par un travail honnête dans le ranch de Zander. Et le 15 février, Zander avait effectué un voyage en bateau qui avait consommé trente-cinq gallons de carburant.

Le 11 mars, Tyrone Meeks s’était vu offrir le même bonheur. Le 12 mars, Zander avait fait un tour en bateau.

Et ainsi de suite; chaque fois qu’un sans-abri était désigné pour aller vivre une joyeuse vie champêtre, Zander passait une commande à la marina dans les vingt-quatre heures qui suivaient.

Certes, je n’avais toujours pas vu les corps, mais le code Harry avait été établi afin, justement, de s’inscrire dans les failles du système, dans les zones d’ombre de la justice parfaite et non de la loi parfaite. J’étais sûr de moi, le Passager plus que certain, et nous avions là une preuve tout à fait satisfaisante.

Zander partirait bientôt pour une croisière au clair de lune, et tout son argent ne parviendrait pas à le maintenir à flot.

Chapitre 3

Ainsi, par une nuit comme tant d’autres, alors que la lune déversait les accords d’une musique euphorique sur ses joyeux serviteurs assoiffés de sang, je me préparai en fredonnant à aller batifoler. Tout le travail était fait ; c’était l’heure de la récré maintenant pour Dexter. À peine quelques minutes auraient dû me suffire pour rassembler mes jouets et gagner la porte en vue de mon rendez-vous avec le semeur de troubles. Mais bien entendu, l’imminence de mon mariage me compliquait l’existence. Je commençais même à me demander, d’ailleurs, si la vie redeviendrait simple un jour.

Certes, je me construisais une excellente façade presque impénétrable, toute de verre et d’acier étincelants, que j’allais cimenter sur ma forteresse de l’horreur. J’étais parfaitement disposé à reléguer le Vieux Dexter dans un coin et j’avais donc entrepris de « consolider nos vies », selon l’expression de ma fiancée. Cela impliquait de quitter mon petit nid douillet tout près de Coconut Grove pour aller m’installer dans la maison de Rita plus au sud : c’était la décision la plus sensée. Mais elle présentait des inconvénients monstres. Sous le nouveau régime, je n’aurais plus aucun moyen d’avoir la moindre intimité. Et je le souhaitais, pourtant. Tous les ogres qui se respectent ont leurs petits secrets, et pour rien au monde je n’aurais voulu voir certaines de mes affaires entre d’autres mains que les miennes.