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Et si le Passager ne revenait pas, pourquoi ne pas commencer à être moi-même sans son aide ? C’était moi qui effectuais le plus gros boulot, après tout : ne pouvais-je pas poursuivre ma vocation, même avec ce vide au fond de moi ?

Toutes ces questions recueillirent un « oui » hargneux de mon cerveau. Je m’immobilisai quelques secondes et attendis instinctivement le sifflement de plaisir familier, mais bien sûr il ne vint pas.

Tant pis. Je pouvais me débrouiller tout seul.

J’avais travaillé de nuit assez fréquemment ces derniers temps, alors Rita ne manifesta aucune surprise lorsqu’un soir de la semaine je lui annonçai après le dîner que je devais retourner au bureau. Il n’en alla pas de même pour Cody et Astor, évidemment, qui souhaitaient m’accompagner et faire quelque chose d’intéressant, ou à tout le moins rester à la maison et jouer à cache-cache avec moi. Mais après quelques cajoleries et de vagues menaces, je réussis à m’en débarrasser et à me glisser dehors dans la nuit. Ma chère nuit, ma dernière alliée, avec sa demi-lune qui luisait faiblement dans un ciel lourd et nuageux.

Starzak habitait un quartier huppé sous surveillance, mais un pauvre gardien dans sa guérite payé au Smic servait plus à faire grimper le prix des propriétés qu’à repousser quelqu’un ayant l’expérience et l’appétit de Dexter. Et même si cela m’obligea à marcher un peu quand j’eus garé ma voiture à quelque distance de la barrière, j’accueillis l’effort physique avec plaisir. J’avais beaucoup trop veillé dernièrement, mes réveils avaient été bien trop pénibles : j’appréciais d’être sur mes deux jambes et d’avancer vers un but palpitant.

Je parcourus lentement le quartier, repérai l’adresse de Starzak mais poursuivis ma route, comme si je n’étais qu’un voisin effectuant sa petite promenade du soir. Il y avait de la lumière dans la pièce de devant et une seule voiture sur l’allée ; elle était immatriculée en Floride dans le comté de Manatee. Ce comté ne dénombre que 300 000 âmes, et pourtant il existe au moins le double de voitures sur les routes qui prétendent provenir de ce coin. C’est une combine des agences de location, conçue pour masquer le fait que le conducteur a une voiture louée et est donc un touriste, à savoir une cible légitime pour n’importe quel prédateur en quête d’une proie facile.

J’éprouvai une petite bouffée d’impatience ; Starzak était chez lui, et la présence d’un véhicule de location devant sa porte semblait bel et bien confirmer qu’il avait jeté sa voiture dans le canal le matin. Je dépassai la maison, à l’affût du moindre signe trahissant quelque suspicion à mon égard. Je ne remarquai rien, seulement le bruit assourdi d’une télévision allumée quelque part.

Je fis le tour du pâté de maisons et en trouvai une plongée dans le noir dont les volets anti-ouragans étaient levés, indication parfaite que personne n’était là. Je pénétrai dans le jardin et m’approchai de la haie qui le séparait de la propriété de Starzak. Je me faufilai dans une trouée entre les arbustes, glissai le masque impeccable sur mon visage, enfilai les gants, puis attendis que ma vue et mon ouïe s’ajustent. Et ce faisant, je m’avisai à quel point j’aurais l’air ridicule si l’on me surprenait. Je ne m’en étais jamais inquiété auparavant ; grâce à son excellent radar, le Passager m’avertissait toujours des présences importunes. Mais à présent, je me sentais nu. Et à mesure que cette impression s’emparait de moi, elle en entraînait une autre à sa suite, un sentiment de stupidité inouï.

Qu’est-ce qui me prenait ? J’étais en train de violer les règles que je m’étais toujours fixées : j’étais venu ici sur un coup de tête, sans ma prudente préparation habituelle, sans preuve réelle, et sans le Passager. C’était de la folie pure. Je faisais tout pour être découvert, coffré ou taillé en pièces par Starzak.

Je fermai les yeux et prêtai attention aux émotions inédites qui gargouillaient en moi. Des sentiments… Ah ! ce que c’était amusant d’être humain… Bientôt je m’inscrirais dans un club de bowling. Je chercherais un forum en ligne afin de parler de philosophie New Age et de médecine alternative pour les hémorroïdes. Bienvenue, Dexter, dans l’espèce humaine, l’éternellement futile et vaine espèce humaine. Nous espérons que vous apprécierez votre court et douloureux séjour.

J’ouvris les yeux. Je pouvais très bien laisser tomber, accepter d’en rester là. Ou alors je pouvais aller jusqu’au bout, malgré les risques, et réaffirmer ce qui avait toujours été ma véritable nature. Prendre des mesures qui, si elles ne ramenaient pas le Passager, me permettraient au moins de commencer à vivre sans lui. Starzak n’était peut-être pas une certitude absolue, mais il s’en approchait, j’étais là, et il s’agissait d’une urgence.

Au moins mon choix était clair, quelque chose que je n’avais pas expérimenté depuis longtemps. Je pris une profonde inspiration, puis aussi silencieusement que je pus je franchis la haie et pénétrai dans le jardin de Starzak.

Me déplaçant à travers l’obscurité, je parvins à une porte latérale qui donnait sur le garage. Elle était fermée, mais ce n’est jamais un problème pour Dexter, et je n’eus pas besoin de l’aide du Passager pour ouvrir cette serrure, puis pénétrer dans le garage sombre, avant de refermer doucement la porte derrière moi. Il y avait une bicyclette le long du mur du fond, ainsi qu’un établi avec une très jolie panoplie d’outils suspendue au-dessus. J’en pris note mentalement, puis traversai le garage jusqu’à la porte qui menait à l’intérieur et m’immobilisai un long moment, l’oreille plaquée contre le bois.

Par-dessus le ronflement de la climatisation, j’entendais une télévision, et rien d’autre. J’écoutai encore un instant afin d’en être sûr, puis abaissai prudemment la poignée. La porte, qui n’était pas fermée à clé, s’ouvrit facilement, sans un bruit ; je me faufilai dans la maison de Starzak, aussi silencieux qu’une ombre.

Je longeai un couloir en direction de la lueur mauve du téléviseur, plaqué contre le mur, conscient que s’il se trouvait derrière moi pour une raison ou une autre j’étais parfaitement éclairé par l’arrière. Mais lorsque j’arrivai en vue de la télé, j’aperçus une tête au-dessus du canapé, et je sus que je le tenais.

J’avais préparé le nœud coulant d’une ligne de pêche ultrarésistante et je m’approchai lentement. Une publicité survint, et la tête remua légèrement ; je me figeai, mais il ramena sa tête au centre, et je fus aussitôt sur lui, le lien sifflant pour aller enserrer son cou juste au-dessus de la pomme d’Adam.

Durant un instant, il se débattit violemment de façon fort gratifiante, ne réussissant qu’à resserrer un peu plus le nœud. Je le regardai s’agiter et se tenir la gorge, et bien que ce fût un spectacle plaisant, je ne ressentis pas la jubilation féroce à laquelle j’étais habitué. Mais c’était tout de même mieux que de regarder la pub, alors je le laissai faire jusqu’à ce que son visage devienne violet et que ses battements de jambes et de bras ne soient plus que des tremblements désespérés.

— Restez calme, lui dis-je, et je vous permettrai de respirer.

Il eut le mérite de comprendre immédiatement et de cesser illico ses faibles mouvements de protestation. Je relâchai un peu le lien et l’écoutai prendre une pénible inspiration, une seule, puis je serrai de nouveau et tirai pour le mettre debout.

— Venez, lui ordonnai-je, et il obéit.

Je me plaçai derrière lui, maintenant la pression sur la ligne de telle sorte qu’il ne réussisse à respirer qu’au prix de gros efforts, et le conduisis à l’arrière de la maison, dans le garage. Alors que je le poussais vers l’établi, il tomba sur un genou, soit parce qu’il trébucha, soit parce qu’il voulut tenter de s’enfuir. Dans tous les cas, je n’étais pas d’humeur, et je tirai si fort que ses yeux sortirent de leurs orbites et que son visage changea de couleur ; je le regardai s’avachir sur le sol, inconscient.