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Était-ce donc ça, la paternité ?

Je sentais tout mon épiderme picoter sous le feu glacé né de ce besoin urgent d’aller perpétrer l’innommable ; au lieu de quoi je pris une profonde inspiration et adoptai un air détaché.

— Vous avez école demain, dis-je, et c’est presque l’heure d’aller au lit.

Ils me regardèrent comme si je les avais trahis, ce qui était vrai d’une certaine manière puisque je changeais les règles, devenant Dexter le justicier alors qu’ils pensaient s’adresser à Dexter le démon. Mais j’avais raison. On ne peut pas emmener de jeunes enfants à une éviscération nocturne et attendre qu’ils se souviennent de leur alphabet le lendemain matin. C’était déjà suffisamment dur pour moi d’aller au travail après l’une de mes petites aventures, et encore j’avais l’avantage de pouvoir boire tout le café que je voulais… De toute façon, ils étaient vraiment beaucoup trop jeunes.

— Tu te mets à parler comme une grande personne, lança Astor de sa voix hautaine de petite fille de neuf ans.

— Mais je suis un adulte, rétorquai-je. Et j’essaie d’en être un comme il faut pour vous.

Et j’avais beau, tout en le disant, avoir mal aux dents à force de lutter contre le besoin croissant, je le pensais réellement, ce qui ne radoucit en rien le regard de pur mépris qu’ils m’adressèrent tous les deux.

— On croyait que tu étais différent, déclara-t-elle.

— Je ne vois pas comment je pourrais l’être davantage et ressembler encore à un être humain.

— Pas juste, fit Cody.

Je plantai mon regard dans le sien et vis une minuscule bête féroce lever la tête vers moi et rugir.

— Non, ce n’est pas juste. Rien dans la vie ne l’est. « Juste » est un mot grossier, et je vous remercierais de ne pas utiliser un tel langage en ma présence.

Cody me dévisagea avec une expression de déception et de provocation que je ne lui avais encore jamais vue ; j’avais envie de lui flanquer une gifle et de lui donner un bonbon tout à la fois.

— Pas juste, répéta-t-il.

— Écoute, dis-je. Il y a une chose que je sais. Et c’est la première leçon. Les enfants normaux se couchent tôt les jours d’école.

— Pas normaux, répliqua-t-il en avançant tellement sa lèvre inférieure qu’il aurait pu y poser ses manuels scolaires.

— Exactement. C’est pour ça que vous devez vous comporter toujours de manière normale, faire croire à tout le monde que vous êtes normaux. Et faites exactement ce que je vous dis, sinon je refuse de continuer. Cody, repris-je, tu dois me faire confiance.

— Dois, répéta-t-il.

— Oui, tu dois.

Il me scruta pendant un long moment, puis se tourna vers sa sœur, qui plongea son regard dans le sien. C’était une merveille de communication silencieuse ; je savais qu’ils étaient en train d’avoir une conversation très poussée, mais ils n’émettaient pas un son. Astor finit par hausser les épaules et se retourner vers moi.

— Il faut que tu promettes, dit-elle.

— D’accord. Mais promettre quoi ?

— Que tu vas commencer à nous apprendre, expliqua-t-elle, et Cody hocha la tête. Bientôt.

Je poussai un soupir. Je n’avais jamais eu la moindre chance d’aller au paradis, très hypothétique selon moi, même avant ce jour-là. Mais avec ce pacte, par lequel j’acceptais de transformer ces petits monstres mal dégrossis en monstres soignés et bien éduqués, j’espérais ne pas me tromper quant à l’aspect hypothétique de l’existence d’un au-delà.

— Je promets, dis-je.

Ils se consultèrent des yeux, m’adressèrent un dernier regard puis partirent.

Je me retrouvai avec un sac rempli de jouets, un rendez-vous imminent et un sentiment d’urgence un peu atténué.

La vie de famille est-elle comme ça pour tout le monde ? Comment font les gens pour survivre ? Et pourquoi cherchent-ils à avoir plus d’un enfant, ou même un seul ? J’avais une tâche importante et enthousiasmante à accomplir, et voilà que j’étais troublé par un problème qu’aucune mère au foyer n’a jamais eu à gérer. Il m’était presque impossible de me rappeler à quoi je pensais quelques instants plus tôt. Malgré un grognement impatient émis par le Passager noir – étrangement assourdi, comme si ce dernier était un tantinet désorienté –, il me fallut un bon moment pour me ressaisir et repasser du rôle de Dexter le Daron démuni à celui du Froid Justicier. J’eus quelque difficulté à éprouver de nouveau l’état glacé de l’anticipation et du danger ; j’eus même du mal à me remémorer où j’avais laissé mes clés de voiture.

Je finis tout de même par les trouver et quittai mon bureau en trébuchant. Après avoir marmonné quelques mots tendres à Rita, je gagnai la porte et sortis enfin dans la nuit.

Chapitre 4

J’avais suivi Zander assez longtemps pour connaître son emploi du temps, et puisque nous étions jeudi, je savais exactement où le trouver. Il passait tous les jeudis soir à la Mission de la Lumière divine, sans doute pour y inspecter le cheptel. Après avoir souri aux employés pendant près d’une heure et demie et écouté un bref service, il remettait un chèque au pasteur, un énorme Noir qui avait été footballeur professionnel. Celui-ci le remerciait en souriant, puis Zander s’éclipsait par la porte de derrière, montait dans son modeste 4x4 et regagnait humblement son logis, le visage rayonnant de ce sentiment de vertu qui naît des vraies œuvres charitables.

Mais ce soir, il ne rentrerait pas seul.

Ce soir, Dexter et son Passager noir lui tiendraient compagnie et le mèneraient vers un tout autre voyage.

Mais tout d’abord, l’approche froide et furtive, la récompense après des semaines de traque prudente.

Je garai ma voiture à quelques kilomètres à peine de la maison de Rita, dans un vaste centre commercial dénommé Dadeland, puis me rendis à pied à la station de métro la plus proche. Le wagon était rarement bondé, même aux heures de pointe, mais il y avait assez de monde pour que personne ne prête attention à moi. Je n’étais qu’un homme élégant vêtu de sombre, un sac de sport à l’épaule.

Je descendis juste après l’arrêt du centre et parcourus six pâtés de maisons jusqu’à la Mission. Tous mes sens s’aiguisaient et me ramenaient à l’état de préparation nécessaire. Nous penserions à Cody et Astor plus tard. Maintenant, dans cette rue, je n’étais plus qu’une lame invisible. L’éclat aveuglant rose orangé des lampadaires, spécialement conçus pour lutter contre la criminalité, ne pouvait vaincre l’ombre dans laquelle je me drapais.

La Mission occupait une ancienne boutique reconvertie, à l’angle d’une rue moyennement passante. Il y avait affluence ce qui n’était guère surprenant, puisqu’on y distribuait de la nourriture et des vêtements. Pour y avoir droit, il suffisait de perdre quelques instants de son précieux temps de poivrot à écouter le bon révérend expliquer pourquoi on irait en enfer. Une sacrée affaire, en somme, même pour moi, mais je n’avais pas faim. Je m’éloignai et gagnai le parking arrière.

La lumière y était un peu plus faible, mais encore trop vive à mon goût, presque trop pour qu’on puisse voir la lune. Je la sentais là-haut dans le ciel, néanmoins, observant de son air narquois notre misérable vie si fragile, agrémentée de quelques monstres qui n’existaient que pour nous engloutir dans leur gueule féroce. Des monstres comme moi, et comme Zander. Mais ce soir il y en aurait un de moins.

Je fis le tour du parking. Il semblait tranquille. Personne en vue, personne en train d’attendre ou de somnoler dans une voiture. Une seule fenêtre minuscule donnait là, située tout en haut du bâtiment de la Mission et équipée de verre opaque : les toilettes. Je m’approchai de la voiture de Zander, une Dodge Durango bleue garée tout près de la porte de derrière, et essayai d’ouvrir la portière. Fermée. Juste à côté se trouvait une vieille Chrysler, le respectable véhicule du pasteur. Je me glissai derrière et m’installai pour attendre.