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— Jeannot, fais-je, tu vas essayer de m’éblouir.

Une seconde, il interrompt sa mastication.

— Tu es le plus grand fouille-merde de cette taule, lui dis-je.

Il lâche, comme s’il voulait glavioter sa gum :

— Qui vous a dit ça ?

— D’autres fouille-merde qui ne te viennent pas à la cheville, mon petit gars. Il paraît que tu passes tes loisirs à draguer tous azimuts. Si le Guide Bleu consacre un bouquin aux endroits frelatés de Paname, il n’est pas envisageable qu’il le fasse sans toi. Je me goure ?

Lurette hoche la tête.

— J’explore, résume-t-il.

— Ben oui, mon pote : t’explores ! Et c’est en explorant qu’on devient forgeron dans la Rousse. Le jour où tu mettras une chemise et où tu te raseras, les portes d’une carrière fumante s’ouvriront devant toi. Vois-tu, Jeannot, il y a deux sortes de mecs qui arrivent dans notre métier : ceux qui foncent bille en tête pour découvrir la vérité, comme moi ; ou bien ceux qui savent la vérité à l’avance, comme toi. Nous sommes, du point de vue style, absolument opposés, mais du point de vue rendement, absolument complémentaires. Je t’emmerde avec mes tartines ?

Il secoue négativement la tête (car tu peux la secouer affirmativement sans que ça te coûte plus cher). Sa physionomie crispée se relâche. Il est intrigué par mon comportement. Jusque-là, nous n’avons eu que des relations très épisodiques.

Mon tubophone grelotte. Je décroche et dis :

— Je ne suis pas là, foutez-moi la paix !

Je laisse le combiné sur mon buvard après avoir sectionné la communication.

— Et si c’était le Rougeot d’en haut ? objecte Lurette avec un sourire aigre-doux.

— Je l’encule, fils !

Il sourcille. Un poil de désemparade lui vient.

Alors l’Antonio poursuit sa marche forcée.

— Je suis à un tournant de ma vie, Jeannot, tu t’en branles, mais je te le dis quand même. Marrant, soudain, que je te prenne pour confident, avec tes allures vermine, non ? Dis, sois gentil, retire cette dégueulasserie de ta bouche, j’ai pas envie de me raconter à une vache.

Il va cueillir sa mâchouillerie quelque part entre ses gencives et s’en débarrasse en la collant sous le rebord de mon burlingue. Ouf !

— Merci, fais-je, j’en pouvais plus, je suis allergique.

Après, comme par enchantement, tout me devient fastoche. Les mots me débarquent du cerveau comme des marines d’un barlu à fond plat.

Je me mets à lui expliquer comme quoi l’existence que je mène me pompe un peu l’air. On titube dans l’incertitude. La chefferie fout son camp au triple et même quadruple galop ! Tout le monde se branle de tout le monde. Je nous fais l’effet de naufragés cramponnés à une épave qui se disloque au gré du flot charognard. On bosse par habitude, mais y a plus de veilleur de nuit. Je lui raconte Achille, la manière péremptoire et impec qu’il drivait tout son monde. Ses intransigeances, ses chères grandiloquences, au Vieux, France über alles ! Avec lui, on se sentait soutenu, et même quand il annonçait qu’il vous lâchait, il restait dans le coup, le Tondu ! Un bourreau plein de rigueur et de fantaisie malgré tout. A présent, ça incohère à la Grande Volière. Alors j’en ai plein les baguettes, tu piges, Jeannot ? Ma dernière chance c’est de créer un Etat dans l’Etat. De forger une équipe à part qui aurait ses règles à elle, ses méthodes personnelles et qui se torcherait le cul avec le beau papier à faire des rapports. De deux choses l’une : les gaziers d’en haut-lieu se soumettent, ou bien ils crient à l’abus de pouvoir, me jugent frondeur dangereux et je m’expulse. De ce pas, je vais demander audience au président de la République ; lui voler un quart d’heure de sa mission sacrée pour lui causer de la mienne. Je veux être Jehanne d’Arc dans cette taule de chiasse, tu comprends-t-il cela, Lurette ?

Il m’écoute, silencieux, les mâchoires contractées depuis qu’il a glavioté son hévéa. J’ai l’air de l’intéresser.

— Toi, tu démarres, lui dis-je, de ce fait, tu as tendance à considérer comme acquise cette patouille dans laquelle on trempe. Je comprendrais que tu ménages l’avenir en t’écrasant. Mais tu sais, petit gars, c’est un cliché de croire que nos ombres nous suivent. Quand on a le soleil dans le dos, elles nous précèdent.

Et puis j’en balance encore, au fil de la rogne et de l’idéal bafoué. Ma fumée sort de ma cocotte minute par la soupape de sécurité.

— Tu serais d’ac’ pour faire partie de mon corps franc au cas où je pourrais le goupiller à ma guise ?

— Y aurait qui d’autre ? demande Lurette.

— Pas grand trèpe, juste une poignée de zigs triés sur le volet, avec chacun sa spécialité. Tu es le premier à qui j’expose mon projet.

Le cradingue tire en loucedé de sa poche ventrale une tablette de chewing-gum qu’il déshabille d’un coup de pouce expert. Il la plie en deux et d’une chiquenaude se l’expédie dans le clapoir. Tu croirais que c’est de l’oxygène qu’il s’instille, l’artiste ! Tout son mécanisme se remet en mouvement, comme les bielles d’une locomotive à vapeur.

— Moi, ça me dit, commissaire, déclare ce faux loubard. Et ce serait quoi, mes attributions dans votre fine équipe ?

— La vérole, réponds-je. La vérole, Jeannot, car il ne faut jamais contrarier les vocations.

CHAPITRE VI

POUVOIR A DISCRÉTION

Et alors tout se précipite.

Y a des jours où l’existence a un train à prendre : elle met la gomme. Si je te disais que le président me reçoit une heure après ma converse avec Lurette. Un coup de bol phénoménal : je tombe juste sur mon pote Hanin qui est en train de lui raconter l’histoire du lion pendant qu’il prend son bain de pieds à la moutarde. Le secrétaire particulier est allé aux chiches et c’est Roger qui me répond. Y a bien des hasards, non ? Et même des circonstances. Le destin fabule vachement parfois, comme s’il voulait nous battre sur notre propre terrain, nous autres, les imaginatifs.

J’explique à Roger qu’une couillerie monumentale vient de se produire. A la moindre fausse manœuvre une partie de la population risque de démerder. Je réclame dix minutes d’entretien avec l’empereur des Françaises-Français. Il traduit ma requête et m’annonce que je dois rabattre dare-dare sur l’Elysée.

Ne me le fais pas répéter !

Fonce !

Me pointe !

Suis attendu, introduit.

Pouf ! Je me prosterne. L’empereur, magnanime, fait relever son Duguesclin de service.

Il est pensif, l’œil errant sur le mite de la ligne bleue des Vosges (Cazé), le veston croisé bas, avec encore un reliquat de sourire à cause de la blague de Roger qui est la suivante : un ancien militaire de la « Coloniale » raconte ses souvenirs à un auditoire de douairières. Il explique qu’un jour, dans la savane, il s’est trouvé nez à nez avec un formidable lion. Le fauve marche sur lui, les crocs sortis. Le militaire épaule sa Winchester et tire. L’arme s’enraye, le lion continue d’avancer. L’officier dégaine alors son pistolet. Clic ! Las, le pistolet est vide. Le lion pousse un formidable rugissement que le conteur imite (et c’est dans ce cri qu’Hanin, avec son coffre de déménageur, fait sursauter l’auditoire). Le rugissement poussé, le narrateur se tait. On le presse « Et alors, et alors ? » insiste la marquise. L’officier balbutie : « Alors, j’ai chié dans mon pantalon. » Moment de gêne. On toussote. Charitable, la marquise murmure : « Naturellement, compte tenu de cet horrible danger, il est bien humain que vous ayez eu ce… heu… fâcheux relâchement. » Mais, penaud, le vieux héros avoue : « Non, c’est maintenant en faisant “Vraahou” que j’ai chié dans mon froc. » Raconté par Roger, je te mets au défi de résister. Même le président Louis Mermaz, malgré sa mine sévère, a éclaté de rire, il me l’a avoué un jour qu’on prenait une petite coupe ensemble dans notre Bas Dauphiné. Roger, c’est le lion, c’est UN lion. Sa gueulée, je me la rappellerai toujours, dans une brasserie de Bruxelles qu’on s’était rencontrés un soir où la gueuse lambic chantait dans les chopes (chope, c’est du belge !). Et puis, le mois d’après, à Rome, via Venetto, où le hasard nous avait à nouveau réunis. De loin, je lui crie : « Raconte-moi le lion. » Et il s’est mis à la commencer tout seul, dans la rue. Les Romaines-Romains le regardaient en se fendant le pébroque. Et quand il a rugi, la foule s’est écartée de lui.