— Nous n’avons pas l’autorité nécessaire pour faire une telle déclaration.
— C’est possible, mais de toute façon ils n’en sauront rien et finalement nous serons considérés comme les bienfaiteurs de l’humanité.
— Même s’ils nous exécutent auparavant ?
— Même ainsi… L’avenir est dans tes mains, Mike, et je suis persuadé que les choses ne traîneront plus très longtemps.
Chapitre 10
Et pourtant elles traînèrent. Quinze jours passèrent sans apporter le moindre message et la tension ne faisait que monter chez les deux savants.
C’était chez Bronowski qu’elle était le plus apparente. Il avait perdu son entrain habituel. Il entra ce jour-là sombre et silencieux dans le laboratoire de Lamont, puis dit enfin :
— Le bruit court dans toute la boîte qu’on t’a prié d’aller te faire voir ailleurs.
Lamont ne s’était pas rasé, ce matin-là. Son laboratoire semblait laissé à l’abandon comme si déjà il n’en était plus le titulaire.
— Et alors ? fit-il en haussant les épaules. Je m’en fous. Ce qui m’ennuie c’est que la Physical Review a refusé mon article.
— Tu m’avais dit que tu t’y attendais.
— Oui, mais je pensais qu’ils m’en donneraient les raisons. Ils auraient pu me dire que mon article contenait des erreurs, des inexactitudes, des suppositions erronées. Bref, des arguments que j’aurais pu controverser.
— Et ils n’en ont rien fait.
— Absolument rien. Leur comité a estimé que mon article n’était pas dans la ligne de leur revue. Un point c’est tout. En un mot, ils se refusent à y toucher même avec des pincettes. La bêtise humaine a vraiment quelque chose de décourageant. Je souffrirais moins de voir l’humanité se détruire elle-même par malfaisance ou légèreté, mais c’est désespérant de la voir aller au-devant de la destruction par pure stupidité. À quoi bon être un homme pour finir ainsi ?
— De la stupidité, marmonna Bronowski.
— Comment qualifierais-tu leur attitude ? Quand je pense qu’ils veulent me foutre à la porte parce que j’ai commis le crime inexpiable d’avoir raison contre eux tous.
— Tout le monde, dans la boîte, semble savoir que tu as eu un entretien avec Chen.
— Eh oui ! fit Lamont en se pinçant le nez entre deux doigts et en se frottant les yeux. Et il en a été à ce point contrarié qu’il a été voir Hallam pour lui raconter Dieu sait quoi. Et maintenant on m’accuse d’avoir voulu saboter la Pompe en essayant de créer un climat de panique, dans un esprit contraire à l’éthique de notre profession, ce qui rend indésirable ma présence à la Station.
— Ils n’auront aucune peine à le prouver, Pete.
— Possible, mais encore une fois je m’en moque éperdument.
— Et maintenant, que vas-tu faire ?
— Mais rien ! s’exclama Lamont outré. Qu’ils se déchaînent ! Je compte sur les lenteurs de l’administration. Chaque étape de mon éviction prendra des semaines, sinon des mois, et pendant ce temps tu continueras d’envoyer des messages. Qui sait ? Peut-être d’ici-là recevrons-nous enfin une réponse des para-men.
— Et si nous n’en recevions pas, Pete ? fit Bronowski, l’air malheureux. Peut-être serait-il temps que tu adoptes une autre attitude.
— Que veux-tu dire par là ? fit Lamont levant vivement la tête.
— Reconnais que tu t’es trompé. Fais ton acte de contrition. Frappe-toi la poitrine. En un mot, renonce.
— Ah ! ça, jamais ! Par Dieu, Mike. Nous menons une partie dont l’enjeu est le monde et chacune des créatures qui l’habitent.
— C’est vrai, mais en quoi cela te concerne-t-il ? Tu n’es pas marié. Tu n’as pas d’enfants. Je sais que ton père est mort. Tu ne fais jamais allusion à ta mère ou à d’autres membres de ta famille. Je me demande s’il existe sur terre un être humain auquel tu sois attaché en tant qu’individu. Alors jouis de la vie pendant qu’il en est encore temps et fous-toi du reste.
— Et toi ?
— J’en ferai autant. Je suis divorcé, je n’ai pas d’enfants. J’ai une jeune amie avec qui j’entretiens d’agréables rapports qui dureront autant que les événements le permettront. Alors jouissons de la vie.
— Et demain ?
— Demain prendra soin de lui-même. Et quand la mort viendra, elle frappera si vite que nous n’aurons pas le temps de souffrir.
— Je n’ai pas ta philosophie, Mike. Mike ! À quoi rime tout cela ? Essaies-tu de me faire comprendre que nos efforts sont vains ? Que jamais nous ne parviendrons à communiquer avec les para-men ?
— Pete, fit Bronowski détournant le regard, hier soir j’ai reçu d’eux une réponse. Je comptais me réserver une journée de réflexion, mais pourquoi attendre davantage ?… Tiens, la voilà cette réponse.
Lamont, qui ouvrait de grands yeux, prit la feuille de métal, dont le texte ne comportait aucune ponctuation.
POMPE PAS ARRÊTÉE PAS ARRÊTÉE ARRÊTONS PAS POMPE NE PRESSENTONS PAS DANGER NE PRESSENTONS PAS NE PRESSENTONS PAS VOUS PRIONS ARRÊTER POMPAGE ARRÊTERONS AUSSI METTEZ FIN DANGER DANGER DANGER ARRÊTEZ ARRÊTEZ ARRÊTEZ POMPAGE.
— Seigneur ! grommela Bronowski, ils semblent désespérés. – Et comme Lamont, les yeux toujours écarquillés, ne disait mot, il reprit : J’en viens à penser que là-bas se trouve un type comme toi… un para-Lamont qui ne parvient pas, tout comme toi, à persuader un para-Hallam de mettre fin au pompage. Et tandis que nous les implorons de nous sauver, il nous implore lui de les sauver.
— Et si nous montrions ce message…
— Ils diront que tu mens, que tu as forgé ce document de toutes pièces, pour justifier tes folles hypothèses.
— Ils me traiteront peut-être de fou, mais toi, Mike, ils t’écouteront. Tu me soutiendras, Mike ? Tu leur expliqueras comment et dans quelles conditions tu as reçu ce message ?
Bronowski rougit.
— À quoi cela servirait-il ? Ils répondront que quelque part dans le para-Univers se trouve un type aussi cinglé que toi et que votre dialogue est un dialogue de fous. Et ils diront aussi que ce message apporte la preuve que les autorités, dans le para-Univers, sont convaincues qu’il n’y a pas de danger.
— Mike, continue de lutter avec moi !
— À quoi bon, Pete ? Tu as parlé toi-même de stupidité. Ces para-men sont peut-être plus avancés que nous, peut-être même plus intelligents, comme tu le prétends, mais visiblement ils sont aussi stupides que nous. Schiller l’a exprimé magnifiquement et je partage sa conviction.
— Qui ça ?
— Schiller. Un poète et dramaturge allemand qui a vécu il y a trois siècles. Dans une de ses pièces où il est question de Jeanne d’Arc il fait dire à un de ses personnages : « Contre la stupidité, les dieux eux-mêmes luttent en vain. » Je ne suis pas un dieu et je me refuse à lutter plus longtemps. Renonce, Pete, et contente-toi de vivre. Notre planète durera peut-être autant que nous, et dans le cas contraire nous ne pouvons rien. Je suis désolé, Pete. Tu as mené le bon combat, mais tu as perdu, et moi j’abandonne.
Il referma sur lui la porte du laboratoire et Lamont se retrouva seul. Enfoncé dans son fauteuil, il se mit à tambouriner du bout des doigts. Quelque part dans le Soleil, des protons s’aggloméraient avec un peu trop d’avidité. Avec chaque instant qui s’écoulait cette avidité s’accroissait et à un moment donné le délicat équilibre se romprait…
— Et il ne restera pas sur Terre un survivant pour comprendre que j’avais raison ! s’écria Lamont cillant à plusieurs reprises pour retenir ses larmes.