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Lorsqu’ils étaient petits de tels ébats ne choquaient personne, en tout cas pas les adultes. Ce furent les deux frères, devenus à la fois moins fluides et plus raisonnables, qui s’éloignèrent d’elle. Quand elle s’en plaignit à son Parental, il lui dit avec douceur :

— Tu as dépassé l’âge de ces jeux, Dua.

Cette fois aussi elle nia l’évidence, mais son frère-de-gauche la repoussait en disant : « Laisse-moi tranquille. Je n’ai pas de temps à perdre avec-toi. » Quant à son frère-de-droite, il prit de plus en plus d’épaisseur et se montrait le plus souvent morose et silencieux. Elle n’y comprenait rien et les explications de son daddy ne rendaient pas les choses plus claires. Il lui répétait de temps à autre, comme s’il lui transmettait une leçon apprise autrefois :

— Tout gauche est un Rationnel, Dua, et tout droit un Parental. La nature les a faits ainsi.

Elle n’apprécia pas leur nouvelle manière d’être. Ils avaient cessé d’être des enfants alors qu’elle l’était encore, et c’est pourquoi elle se mêla aux Émotionnelles, qui toutes se plaignaient de leurs frères, et parlaient de leur triade à venir. Elles se dilataient au soleil et s’en gorgeaient. Elles grandissaient, pareilles à elles-mêmes, et tenaient quotidiennement les mêmes propos.

Dua se prit à les détester et s’isola chaque fois qu’elle le pouvait. C’est pourquoi elles se mirent à la fuir et la surnommèrent « l’Em-gauche ». (Cela faisait longtemps qu’elle ne s’était plus entendue appeler ainsi, mais elle ne pouvait évoquer ce mot sans percevoir aussitôt leurs voix aiguës et rageuses dont l’écho la poursuivait longuement ; car, sachant qu’elles la blessaient, elles le répétaient avec insistance.)

Son Parental ne cessa de lui témoigner un tendre intérêt, même lorsqu’il se rendit compte que tous se moquaient d’elle. Il s’efforça, à sa manière maladroite, de la protéger des autres, et il alla même jusqu’à faire surface avec elle, bien qu’il détestât cela, pour s’assurer qu’elle ne courait aucun danger.

Elle le surprit un jour en train de s’entretenir avec un Solide. Ce n’était pas chose facile pour un Parental de parler à un Solide. Bien que toute jeune encore, elle le savait. Les Solides ne s’adressaient qu’aux Rationnels.

Prise de peur, elle disparut comme une fumée, non sans avoir auparavant entendu son Parental déclarer :

— Je prends grand soin d’elle, Mr Solide.

Ce Solide aurait-il posé des questions sur elle ? Aurait-il été frappé par son étrangeté ? Mais son Parental ne semblait nullement plaider sa cause. Il s’était au contraire vanté devant le Solide de prendre grand soin d’elle et Dua en éprouva une obscure fierté.

Maintenant il disparaissait de sa vie. Brusquement cette indépendance qu’elle avait tant souhaitée perdit de son attrait et elle éprouva un sentiment aigu de solitude.

— Pourquoi faut-il que tu disparaisses ?

— Il le faut, chère petite médiane.

Oui, il le fallait, et elle le savait. Chacun, tôt ou tard, devait s’y résigner. Le jour viendrait où elle aussi dirait en soupirant : « Il le faut. »

— Comment sais-tu que le moment est venu pour toi de disparaître ? Puisque tu as le choix, pourquoi ne pas retarder ce moment et rester plus longtemps avec moi ?

— Ton père-de-gauche en a décidé ainsi. Et la triade doit s’incliner devant ses volontés.

— Pourquoi dois-tu faire ce qu’il ordonne ?

Dua ne voyait pour ainsi dire jamais son père-de-gauche ou sa mère-médiane. Ils ne comptaient plus pour elle. Seul comptait pour elle son père-de-droite, son Parental, son daddy qui se tenait là, devant elle, lourd et plat. Il n’avait ni les douces courbes d’un Rationnel, ni les frémissements onduleux d’une Émotionnelle, et elle savait toujours d’avance ce qu’il allait dire. Ou du moins presque toujours.

Elle était sûre qu’il allait lui déclarer :

— Je ne peux pas expliquer cela à une petite Émotionnelle.

Et c’est en effet ce qu’il fit.

— Tu me manqueras ! s’exclama Dua bouleversée. Tu t’imagines que tu ne comptes pas pour moi ; que je ne t’aime pas parce que tu passes ton temps à m’interdire de faire certaines choses. Mais je préférerais encore te détester parce que tu m’empêches de faire ce qui me plaît, plutôt que de ne plus t’avoir auprès de moi pour me l’interdire.

Son daddy restait là, sans voix. Il ne savait comment calmer cette explosion de chagrin autrement qu’en se rapprochant d’elle et en lui tendant une main. Cela lui coûtait un visible effort, mais il la tendit néanmoins, toute tremblante, et ses contours eux-mêmes s’adoucirent.

— Oh ! Daddy, gémit Dua qui laissa sa propre main flotter au-dessus de celle de son Parental, si bien que par transparence elle sembla elle aussi fluide et chatoyante. Cependant elle prit bien soin de ne pas le toucher, car il en aurait été gêné.

Puis il s’écarta. La main de Dua se referma sur du vide.

— Pense aux Solides, Dua, lui dit-il. Ils t’aideront. Et maintenant… je te quitte.

Il partit et elle ne le revit jamais.

Elle se retrouvait là, songeuse, au coucher du soleil, révoltée d’avance à l’idée que Tritt allait s’irriter de son absence et s’en prendre à Odeen.

Odeen qui, bien entendu, lui ferait la morale et la rappellerait à ses devoirs.

Mais peu lui importait.

Chapitre 1 b

Odeen avait conscience que Dua se trouvait en surface. Sans approfondir la chose, il se faisait une idée assez juste de l’endroit où elle pouvait être et de la distance qui la séparait d’eux. S’il avait pris le temps d’y réfléchir, il en aurait éprouvé du déplaisir, car la conscience qu’il avait des autres s’était peu à peu, et depuis longtemps, atrophiée. Sans s’expliquer exactement pourquoi, il en éprouvait un sentiment de plénitude. C’est ainsi que devaient être les choses, et cela correspondait, avec l’âge, à son développement corporel.

Cette conscience des autres n’avait pas diminué chez Tritt, mais elle se portait de plus en plus sur les enfants. C’était chez lui une évolution utile et nécessaire, mais il faut bien avouer que le rôle de Parental, pour important qu’il soit, est des plus simples. Celui de Rationnel est infiniment plus complexe et Odeen en tirait une secrète satisfaction.

Dua, elle, posait un véritable problème. Elle était complètement différente des autres Émotionnelles. Tritt, frustré, déconcerté, en perdait son latin. Odeen lui aussi se sentait parfois frustré et déconcerté, mais il appréciait chez Dua ce don qu’elle avait de jouir pleinement de la vie, don qui n’était sans doute pas sans rapport avec son besoin d’indépendance. Qu’était l’exaspération qu’elle provoquait parfois en lui, en regard de l’immense bonheur qu’elle lui apportait ?

Peut-être l’étrange comportement de Dua était-il également dans l’ordre des choses. Les Solides semblaient s’intéresser à elle alors qu’en général ils n’accordaient leur attention qu’aux Rationnels. Il en éprouvait de la fierté. La triade avait tout à gagner si l’Émotionnelle elle-même se montrait digne d’attention.

Oui, les choses étaient ce qu’elles devaient être. Il se sentait fortement enraciné et c’est ce qu’il désirait éprouver jusqu’à la fin. Un jour il comprendrait qu’il était temps pour lui de disparaître et il irait jusqu’à le désirer. Les Solides le lui affirmaient, comme à tous les Rationnels, d’ailleurs, mais ils lui disaient aussi qu’il se rendrait compte de lui-même, sans recevoir d’avis de l’extérieur, que le moment était venu :