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Il imaginait sans peine Tritt cahotant à la poursuite du bébé-Rationnel, qui, vu son âge, était aussi onduleux et glissant qu’une Émotionnelle, puis Dua lui barrant le passage et le ramenant. Il croyait entendre Tritt émettre de petites onomatopées réprobatrices, hésitant à secouer sévèrement ce petit objet vivant, ou au contraire à l’envelopper de sa substance. Dès le début Tritt avait montré plus de dispositions à s’épandre pour les bébés que pour Odeen, et lorsque celui-ci l’en raillait, Tritt répondait gravement, car dans tout ce qui touchait aux enfants il était totalement dépourvu d’humour : « Mais, Odeen, les enfants en ressentent plus que toi le besoin. »

Odeen était particulièrement satisfait de sa démarche glissante, qu’il trouvait harmonieuse et élégante. Il en fit part un jour à Losten, car il disait tout à ce Solide qui était son mentor et Losten lui répondit : « Tu ne crois pas qu’une Émotionnelle ou un Parental éprouve le même sentiment de satisfaction ? Puisque chacun de vous pense et agit différemment, il est tout naturel que vous puisiez de la satisfaction dans des démarches différentes. N’imagine pas que la triade abolisse l’individualité. »

Odeen n’était pas sûr de très bien comprendre ce que représentait l’individualité. Cela signifiait-il que chacun était seul ? Un Solide était seul, bien entendu, car les Solides ne forment pas de triades. Comment pouvaient-ils le supporter ?

Odeen était tout jeune encore lorsqu’il souleva cette question. Ses rapports avec les Solides ne faisaient que commencer quand la pensée le frappa qu’il ignorait s’ils ne formaient réellement pas de triades. Les Fluides en étaient persuadés, mais jusqu’à quel point avaient-ils raison ? Odeen après y avoir mûrement réfléchi décida de poser la question et de ne pas tenir le fait pour acquis.

— Êtes-vous un gauche ou un droit, Monsieur ? demanda-t-il un beau jour.

Par la suite Odeen eut des palpitations à l’idée d’avoir posé une question pareille. Il s’était montré incroyablement naïf et la pensée que tout Rationnel posait tôt ou tard – plutôt tôt que tard – cette question à un Solide ne le consolait guère.

— Ni l’un ni l’autre, petit-gauche, lui répondit calmement Losten. Il n’existe ni flancs-droits ni flancs-gauches parmi les Solides.

— Ni des méd… des Émotionnelles ?

— Ni des médianes. (Un frémissement parcourut la région sensorielle du Solide, et par la suite Odeen associa ce frémissement à une expression d’amusement ou de plaisir.) Non, pas non plus de médianes. Chaque Solide est seul et unique.

Odeen s’entendit demander, avant même d’y avoir réfléchi :

— Comment pouvez-vous le supporter ?

— Nous sommes différents de vous, petit-gauche. Nous y sommes habitués.

Odeen pourrait-il s’habituer à une telle solitude ? La triade parentale avait jusque-là rempli sa vie, et puis il avait la certitude qu’un jour pas trop lointain il formerait lui aussi une triade. Que serait la vie sans cela ? Il y pensait de temps à autre avec gravité, comme il prenait toutes choses, d’ailleurs. Il lui arrivait parfois d’avoir comme des lueurs. Ainsi les Solides se suffisaient à eux-mêmes. Ils n’avaient ni frère-de-gauche, ni frère-de-droite, ni sœur-médiane, ni interpénétration, ni enfants, ni Parentals. Mais ce qu’ils possédaient c’était une intelligence qui leur permettait d’étudier l’Univers.

Peut-être cela leur suffisait-il ? Comme il grandissait, Odeen commença de comprendre tout ce que la recherche du savoir peut apporter de joies. Il se dit ensuite que cela suffisait peut-être à vous combler – du moins presque –, puis il pensait à Tritt et à Dua et se faisait la réflexion que l’Univers tout entier ne suffirait pas à les remplacer.

À moins que… Chose étrange, il lui arrivait de penser qu’un jour, dans une situation et une condition données… Puis cette lueur s’éteignait en lui, ou plutôt ce qui n’avait été que la lueur d’une lueur. Mais il lui arrivait d’y revenir, et depuis quelque temps cette pensée se présentait à lui avec plus de force et s’imposait à lui assez longtemps pour qu’il fût sur le point d’en saisir la signification.

Mais il s’égarait. Pour le moment, il lui fallait se mettre à la recherche de Dua. Il prit le chemin qui lui était familier, ce chemin qu’il avait emprunté pour la première fois avec son Parental, et que Tritt emprunterait bientôt à son tour avec leur jeune Rationnel, leur bébé-gauche.

Et à nouveau Odeen se plongea dans ses souvenirs.

Il revivait son effroi d’alors. Il se revoyait entouré d’une bande de jeunes Rationnels qui tous palpitaient, chatoyaient, se déformaient, malgré les remontrances de leur Parental qui leur enjoignait de rester fermes et lisses et de ne pas déshonorer la triade. Un petit-gauche, un camarade de jeu d’Odeen, s’aplatit à la manière d’un bébé et se refusa à reprendre forme en dépit des efforts de son Parental, terriblement gêné. (Il n’en devint pas moins par la suite un élève des plus satisfaisants… mais pas un Odeen, se dit celui-ci non sans complaisance.)

En ce premier jour d’école, ils entrèrent en rapport avec un certain nombre de Solides. Ceux-ci s’arrêtaient devant chaque jeune-Rationnel, enregistraient sous différents angles la fréquence de ses vibrations, ceci afin de déterminer s’il convenait de le remettre à une nouvelle session, ou s’il était prêt à recevoir un enseignement, et dans ce cas, dans quelle branche.

Odeen, au prix d’un immense effort, était resté ferme et lisse, et était parvenu à ne pas onduler à l’approche d’un Solide.

— Voilà un jeune Rationnel qui me paraît remarquablement ferme, déclara le Solide, et en entendant cette voix étrange Odeen faillit perdre contenance. Comment t’appelles-tu, gauche ?

C’était la première fois qu’Odeen s’entendait appeler gauche et non par quelque affectueux diminutif, et ce fut plus fermement que jamais qu’il répondit, employant la formule de politesse que lui avait enseignée son Parental :

— Odeen, Monsieur Solide.

Odeen se souvenait vaguement d’avoir été entraîné à travers les cavernes des Solides, avec leur équipement, leurs instruments, leurs bibliothèques, ces lieux tout emplis de sons et d’images qui pour lui étaient lettre morte. Plus que l’intérêt, la curiosité, c’était un sentiment de désespoir qui primait en lui. Qu’allaient-ils faire de lui ?

Son Parental lui avait dit qu’il allait « étudier », mais il ne savait pas exactement ce que signifiait « étudier », et lorsqu’il posa la question à son Parental, il s’aperçut que celui-ci n’en savait pas davantage.

Il mit un certain temps à le découvrir. Étudier lui apparut alors comme quelque chose de fort agréable, mais qui avait néanmoins ses côtés rebutants.

Le Solide qui l’avait d’abord appelé gauche fut son premier maître. Il lui apprit à interpréter les enregistrements d’ondes et au bout d’un certain temps ce qui lui avait paru au départ un code incompréhensible se transforma en mots. Des mots aussi clairs que ceux qu’il formait à l’aide de ses propres vibrations.

Puis ce premier professeur disparut et un autre Solide prit la relève. Odeen ne s’en rendit pas compte immédiatement. Il lui était difficile, à cette époque, de distinguer même par la voix un Solide d’un autre. Mais peu à peu une certitude s’empara de lui et il s’effraya de ce changement de professeur dont il ne comprenait pas la signification. Faisant appel à tout son courage, il demanda finalement :

— Où est mon maître, Monsieur Solide ?

— Gamaldan ?… Tu ne le reverras pas, gauche.

Odeen resta un instant sans voix puis dit enfin, d’une voix étranglée :