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San-Antonio

Les doigts dans le nez

À Jeanine et à Roger.

S.-A.

Télégramme adressé par San-Antonio à ses éditeurs :

Personnages de ce livre fictifs — stop — prière envoyer aux prunes les tordus prétendant se reconnaître — stop — amitiés.

SAN-ANTONIO

Première partie

Une mesure industrielle pour rien

— Je vous jure qu’il vous va ! assura Fernand Albohaire, mon tailleur et néanmoins ami.

Pinaud, qui s’examinait dans la glace à trumeau, hocha la tête d’un air de doute et fit appel à mon jugement.

— Qu’en penses-tu, San-Antonio ?

Je jetai un regard à ce reflet de l’élégance masculine que me proposait le miroir. J’avais amené Pinaud chez mon pote Albo parce que le chef lui avait reproché sa mise fripée. « Tu seras loqué comme un lord », avais-je promis à Pinuche. Chez Albo, la devise c’est : « Le luxe des Champs-Élysées et les prix du Carreau du Temple ! » Il s’était laissé guider d’un air hermétique jusqu’à ce salon d’essayage en se demandant obscurément si je n’agissais pas dans un but de lucre. Fernand lui avait collé d’autor sur le bâcle un costar marron à rayures blanches comme s’en offrent les instituteurs avant de partir en vacances. Avec ça, Pinuche paraissait avoir gagné le gros lot d’une tombola et, chose curieuse, une fois sur lui, le complet n’avait plus l’air neuf.

— Tu me rappelles un zèbre que j’ai beaucoup aimé, dis-je, évitant le regard implorant de Fernand qui tenait à fourguer ce rossignol.

« Ce costar est à recommander pour les filatures. Avec lui, tu es aussi certain de passer inaperçu qu’un furoncle sur le nez de Martine Carol !

Pinaud fit la moue.

— Je ne supporte pas la rayure, admit-il.

— Tu poses mal le problème, je crois que c’est la rayure qui ne te supporte pas…

Dans la glace, sa pauvre gueule ne se ressemblait plus. Mais, vue à l’envers, elle paraissait tout aussi lamentable que lorsqu’on l’examinait en direct. Sa moustache fanée, ses yeux morts aux paupières en virgule, son teint jaune et ses dents de cheval hépatique (fausses pourtant), ne gagnaient rien au jeu de glace. Ça ajoutait quelque chose d’insolite à sa bouille qui aurait pu servir de couverture à un traité sur « La constipation à travers les âges, du XVIIe arrondissement à nos jours », préface de Daniel Rollmops.

— Je vais vous en faire essayer un autre, trancha Fernand. Je crois que vous devez vous orienter dans les bleus. J’ai justement du Roubaix.

Pinaud se déloqua en nous plaçant le curriculum de son cousin le footballeur qui, justement, avait joué comme ailier dans l’équipe de Roubaix en 1928. Il nous faisait un strip-tease qui aurait fait grimper le prix de la limonade à la Rose Rouge ! J’avais déjà vu des calcifs à fleurs, mais jamais des comme le sien ! Sa bergère avait dû le lui confectionner avec une vieille robe de chambre et elle avait gardé les manches de la première pour servir de jambes au second. Le motif représentait une pluie de roses pompon sur un fond d’azur. Dans l’ensemble et nonobstant l’usage du sous-vêtement, il n’était pas sans évoquer la petite sainte Thérèse de Lisieux.

Fernand, qui radinait avec un nouveau complet violet-indigestion, en est resté comme quinze mètres de crêpe de Chine sur un rayon. Il s’est frotté les lampions pour vérifier s’il n’était pas l’objet d’une hallucination.

— La réalité dépasse la fiction ! lui ai-je fait, manière de le mettre à l’aise.

Pinaud s’est introduit dans le nouveau costume. La veste lui descendait aux genoux et son futal ressemblait à deux bandonéons.

— Tu ne le trouves pas un peu grand ? m’a-t-il demandé.

— C’est une simple question de retouches, s’est empressé d’affirmer Albo.

Pinaud se faisait des mines devant la glace. Ses chaussettes de laine étaient trouées au talon et à l’extrémité du pied. L’ongle en tuile de son gros orteil n’avait pas été taillé depuis plusieurs années et la mère Pinuche ne luttait plus contre lui.

— La couleur me plaît, fit mon éminent collègue.

— Tu aimes les aubergines ? demandai-je.

— C’est le bleu mode, coupa Fernand Albohaire.

— Et puis, repris-je, avec ça tu as un avantage, lorsque le complet est usé on ne s’en aperçoit pas, car neuf il a déjà l’air de l’être !

Fernand soupira :

— Ce San-Antonio, il faut toujours qu’il dise des bêtises !

Avec l’autorité inhérente à sa profession, il commença à tracer des traits à la craie sur l’épouvantail.

— N’en coupez pas trop ! sollicita Pinaud, donnant de ce fait un accord de principe, j’aime mes aises !

— Tu les auras, promis-je. Tu pourras même inviter du monde dans ton complet.

La cérémonie de l’essayage terminée, Fernand proposa un apéritif au bistrot d’à côté. Nous nous y rendîmes sans même laisser à Pinaud le temps de rajuster ses bretelles. Il acheva de se vêtir devant le rade et le Dry Pale qu’on lui servit le tenta tellement qu’il en omit de boutonner sa braguette.

— Tu vas t’enrhumer, fis-je observer finement.

Je remarquai alors que le visage sympathique de mon copain Fernand était noyé de rêve.

— À quoi penses-tu ? lui demandai-je.

Il vida son verre et hocha la tête.

— Faut que je te dise quelque chose.

— Vas-y…

— Pfff, c’est idiot. Tu vas dire que je vais trop au cinéma !

— Accouche, quoi !

Alors il se recueillit pour préparer les mots. L’instant était solennel. Pinaud en profita pour ôter son râtelier dans lequel une molaire en porcelaine avait des velléités de fuite. En parfait militant du système D, il la bloqua avec une particule d’allumette et enfourna le total d’un geste automatique, tellement automatique même qu’il se gourra et mit le râtelier à l’envers, ce qui lui donna immédiatement l’air d’un vieux lapin.

Moi, je biglai Fernand. Fernand est un homme posé qui, en dehors de son peigné pure laine, ne vend pas de salades.

Il paraissait grave et ça m’intéressait.

— Voilà, attaqua mon ami. Tu sais que j’habite la banlieue…

— Je sais…

— Fontenay-sous-Bois, pour préciser.

— C’est un coin charmant.

— Non loin de chez moi, il y a une maison en construction. Depuis six mois les travaux ont été abandonnés parce que le propriétaire est entré dans un pylône à haute tension au volant de sa bagnole et le chantier tourne au terrain vague…

— Écris au ministère de la Reconstruction, coupai-je. Il te répondra peut-être avant que la maison soit achevée.

Fernand haussa les épaules.

— Il ne s’agit pas de ça ! Figure-toi qu’un matin, il y a environ trois mois, j’ai vu une voiture dans le chantier… J’ai cru qu’elle appartenait à un maçon venu là pour continuer les travaux, seulement personne ne travaille dans la propriété et, depuis les trois mois, la bagnole s’y trouve toujours…

J’ai regardé Pinaud. Il venait enfin de rétablir l’ordre dans sa boîte à ragoût et, satisfait, demandait à la patronne du bar si elle ne pouvait pas lui fournir une aiguillée de fil noir pour recoudre l’agrafe de son falzar. Navré par cette indifférence de mon collègue, je me suis rabattu sur Fernand.

— Tu veux dire que la voiture est abandonnée ?

— Elle en a tout l’air ! Je n’ai vu personne auprès d’elle…

— C’est peut-être quelqu’un qui la gare là, en douce ?