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Même le Ramier et ses Hérons pâlissaient devant la folie des frères que les épées-louées avaient baptisés les Lords de la Sonnaille. La dernière fois que les esclaves soldats de Yunkaï avaient affronté les Immaculés de la reine dragon, ils avaient rompu les rangs et s’étaient enfuis. Les Lords de la Sonnaille avaient mis au point un dispositif pour pallier le problème ; ils enchaînaient les hommes entre eux par groupes de dix, poignet à poignet et cheville à cheville. « Aucun d’ ces pauvres couillons peut s’enfuir s’ils fuient pas tous, expliqua Dick Chaume en se tordant de rire. Et s’i’ détalent tous, ils vont pas courir très vite.

— Putain, mais pour marcher, ils vont vraiment pas vite non plus, maugréa Fayots. On entend leurs bruits de ferraille à dix lieues. »

Il y en avait d’autres, presque aussi fous, ou pires. Lord Ballotte-bajoues, le Conquérant ivrogne, le Maître des Fauves, Trogne-de-Gruau, le Lièvre, l’Aurige, le Héros parfumé. Certains avaient vingt soldats, d’autres deux cents ou deux mille, tous des esclaves qu’ils avaient formés et équipés eux-mêmes. Chacun était fort riche et arrogant, capitaine ou commandant, et ne répondait à personne d’autre qu’à Yurkhaz zo Yunzak, dédaigneux des vulgaires épées-louées et enclins, sur des questions de protocole, à des chamailleries aussi interminables qu’incompréhensibles.

Dans le temps qu’il fallut aux Erre-au-Vent pour chevaucher sur trois milles, les Yunkaïis en avaient pris deux et demi de retard. « Un tas d’imbéciles jaunes qui puent, se plaignit Fayots. Ils ont toujours pas réussi à comprendre pourquoi les Corbeaux Tornade et les Puînés sont passés sous les ordres de la reine dragon.

— Pour l’or, pensent-ils, répondit Bouquine. Pourquoi crois-tu qu’ils nous paient si bien ?

— L’or, j’aime ça, mais j’aime encore plus la vie, reprit Fayots. À Astapor, on a dansé avec des estropiés. Tu tiens à affronter de véritables Immaculés, avec cette bande dans ton camp ?

— On s’est battu contre des Immaculés à Astapor, protesta le mastodonte.

— Je parle de vrais Immaculés. Suffit pas de couper les bougettes d’un gamin au hachoir de boucher et de lui donner un chapeau pointu pour en faire un Immaculé. La reine dragon, c’est des vrais, qu’elle a, le genre de matériel qui se débande pas pour prendre ses jambes à son cou quand on pète dans leur direction générale.

— Eux, et des dragons, aussi. » Dick Chaume leva les yeux vers le ciel comme s’il imaginait que la simple mention de dragons pourrait suffire à les voir fondre sur la compagnie. « Aiguisez bien vos épées, les petits, on va avoir une vraie bataille sous peu. »

Une vraie bataille, songea Guernouille. Les mots lui restaient en travers de la gorge. Le combat sous les remparts d’Astapor ne lui avait pas paru manquer de véracité, mais il savait que les mercenaires avaient un autre point de vue. « C’était de la boucherie, pas un combat », avait-on entendu Denzo D’han, le barde guerrier, déclarer à la fin. Denzo était capitaine, vétéran de cent batailles. L’expérience de Guernouille se limitait à la cour d’exercice et à la lice de joute, si bien qu’il ne se jugeait pas apte à contester le verdict d’un combattant aussi aguerri.

Ça ressemblait pourtant bien à une bataille. Il se souvenait comment son ventre s’était serré quand il avait été réveillé d’un coup de pied, à l’aube, le mastodonte dressé au-dessus de lui. « En armure, fainéant, avait tonné le colosse. Le Boucher s’en vient nous livrer bataille. Debout, debout, si tu ne veux pas finir comme viande à l’étal.

— Le Roi Boucher est mort », avait-il protesté d’une voix ensommeillée. Chacun avait entendu la nouvelle en débarquant des navires qui l’amenaient de l’Antique Volantis. Un second roi Cleon s’était emparé de la couronne pour périr à son tour, apparemment, et les Astaporis étaient désormais gouvernés par une putain et un barbier fou dont les partisans se battaient entre eux pour le contrôle de la ville.

« Ils ont pu mentir, avait répliqué le mastodonte. Ou sinon, c’est encore un autre boucher. Peut-être que le premier est revenu tout hurlant de sa tombe pour massacrer des Yunkaïis. On s’en fout un peu, Guernouille. Enfile ton armure. » La tente abritait dix personnes, et toutes étaient déjà levées, passant leurs chausses et leurs bottes, glissant de longues cottes de maille annelée par-dessus leurs épaules, bouclant des pectoraux en place, assurant les sangles de leurs grèves ou de leurs canons, empoignant leurs casques, boucliers et baudriers. Gerris, toujours aussi prompt, fut le premier tout équipé, Arch le suivant de peu. Ensemble, ils aidèrent Quentyn à endosser son propre harnois.

À trois cents pas de là, les nouveaux Immaculés d’Astapor se déversaient par les portes de la ville et se rangeaient sous les remparts abîmés en brique rouge de leur cité, les feux de l’aube miroitant sur les pointes en bronze de leurs casques et de leurs longues piques.

Les trois Dorniens quittèrent ensemble leur tente pour rejoindre les combattants qui couraient vers les lignes de chevaux. Le combat. Quentyn s’exerçait avec épée et bouclier depuis qu’il avait l’âge de marcher, mais cela ne signifiait plus rien, désormais. Guerrier, rends-moi brave, pria Guernouille tandis qu’au loin battaient les tambours, BOUM boum BOUM boum BOUM boum. Le mastodonte lui montra où se trouvait le Roi Boucher, assis raide et haut sur un cheval caparaçonné d’une armure dont les écailles de bronze rutilaient au soleil du matin. Il se souvenait de Gerris qui se coula près de lui comme la bataille commençait. « Reste près d’Arch, quoi qu’il arrive. Souviens-toi, tu es le seul d’entre nous à pouvoir décrocher la fille. » Déjà, les Astaporis avançaient.

Mort ou vif, le Roi Boucher prit quand même Leurs Bontés par surprise. Leurs Yunkaïis couraient encore en tokars claquant au vent pour essayer de disposer leurs esclaves soldats à demi formés en une approximation d’ordre de bataille lorsque les piques immaculées s’abattirent sur leurs lignes de siège. Sans leurs alliés et ces mercenaires tant méprisés, ils auraient sans doute été submergés, mais les Erre-au-Vent et la Compagnie du Chat, montés en quelques minutes, fondirent sur les flancs astaporis dans un fracas de tonnerre, alors même qu’une légion de la Nouvelle-Ghis se forçait de l’autre côté un passage à travers le camp yunkaïi et rencontrait les Immaculés, pique contre pique, bouclier contre bouclier.

Le reste tourna à la boucherie, mais cette fois-ci, le Roi Boucher se retrouva du mauvais côté du couperet. Ce fut Caggo qui l’abattit enfin, en traversant sur son monstrueux palefroi les rangs qui protégeaient le roi, pour trancher Cleon le Grand de l’épaule à la hanche, d’un coup de son arakh valyrien courbe. Guernouille n’y avait pas assisté en personne, mais ceux qui étaient là affirmèrent que l’armure de cuivre de Cleon s’était fendue comme de la soie et que, de l’intérieur, s’étaient répandues une puanteur ignoble et une centaine de vers des tombes, tout gigotants. Cleon était bel et bien mort. Les Astaporis aux abois l’avaient hissé hors de sa tombe pour le barder d’armure et l’amarrer sur un cheval, dans l’espoir de donner du cœur au ventre aux Immaculés.

La chute de Cleon le Trépassé signa la fin de l’affaire. Les nouveaux Immaculés jetèrent armes et boucliers pour décamper et trouvèrent les portes d’Astapor refermées derrière eux. Guernouille avait tenu son rôle dans le massacre qui suivit, piétinant à cheval les eunuques affolés, en compagnie des autres Erre-au-Vent. Il avait galopé avec ardeur aux côtés du mastodonte, frappant de droite et de gauche tandis qu’ils s’enfonçaient comme un coin dans la masse des Immaculés, les perçant comme un fer de pique. Lorsqu’ils émergèrent à l’autre bout, le Prince en Guenilles les fit volter pour les conduire de nouveau dans la mêlée. Ce fut uniquement au retour que Guernouille avait pu bien regarder les visages sous les casques de bronze à pointe et s’apercevoir qu’ils n’étaient pas plus vieux que lui. Des bleus qui gueulaient en appelant leur mère, avait-il songé, mais cela ne l’empêcha pas de les tuer. Le temps qu’il quitte le champ de bataille, son épée ruisselait de sang et son bras était tellement épuisé qu’il avait du mal à le soulever.