« Va-t’en », l’avait pressée le Bouquineur, tandis que les capitaines descendaient la colline de Nagga en portant son oncle Euron, qui s’en allait coiffer la couronne de bois flotté.
« Dit le corbeau à la corneille. Venez avec moi. J’ai besoin de vous pour soulever les hommes de Harloi. » À l’époque, elle avait la ferme intention de se battre.
« Les hommes de Harloi sont ici. Ceux qui comptent. Certains criaient le nom d’Euron. Je ne dresserai pas Harloi contre Harloi.
— Euron est fou. Et dangereux. Ce cor infernal…
— Je l’ai entendu. Va-t’en, Asha. Une fois couronné, Euron va se lancer à ta recherche. Ne laisse pas son œil se poser sur toi.
— Si je me tiens auprès de mes autres oncles…
— … tu mourras bannie, toutes les armes tournées contre toi. En jetant ton nom face aux capitaines, tu t’es soumise à leur jugement. Tu ne peux aller à l’encontre de ce jugement, désormais. Le choix des états généraux n’a été renversé qu’une seule fois. Lis donc Haereg. »
Seul Rodrik le Bouquineur pouvait évoquer un vieux grimoire alors que leurs vies étaient en équilibre sur le fil de l’épée. « Si vous restez, je reste aussi, avait-elle affirmé avec entêtement.
— Ne sois pas idiote. Euron offre ce soir au monde son visage avenant, mais quand viendra demain… Asha, tu es la fille de Balon, et tes prétentions sont plus fondées que les siennes. Tant que tu respireras, tu représenteras pour lui un danger. Si tu restes ici, tu seras tuée, ou mariée au Rameur Rouge. Je ne sais ce qui serait pire. Va-t’en. L’occasion ne se représentera pas. »
Asha avait échoué le Vent noir sur l’autre côté de l’île en prévision d’une telle éventualité. Vieux Wyk n’était guère étendue. La jeune femme pourrait regagner son navire avant que le soleil se lève, prendre la mer vers Harloi avant qu’Euron ne s’aperçoive de sa disparition. Néanmoins, elle hésita jusqu’à ce que son oncle ajoute : « Fais-le pour l’amour que tu me portes, mon enfant. Ne me contrains pas à te regarder mourir. »
Aussi s’en fut-elle. À Dix-Tours tout d’abord, pour faire ses adieux à sa mère. « Longtemps risque de s’écouler avant que je revienne », la prévint Asha. Lady Alannys n’avait pas compris. « Où est Theon ? demanda-t-elle. Où est mon tout-petit ? » Lady Gwynesse voulait seulement savoir quand lord Rodrik reviendrait. « Je suis de sept ans son aînée. Dix-Tours devrait m’échoir. »
Asha se trouvait encore à Dix-Tours en train de charger à bord des provisions lorsque la nouvelle de son mariage lui parvint. « Ma rebelle de nièce a besoin qu’on la dresse, aurait déclaré l’Œil-de-Choucas, et je connais l’homme qui s’en chargera. » Il l’avait mariée à Erik Forgefer et désigné le Brise-enclumes pour gouverner les îles de Fer tandis que lui-même chassait les dragons. Erik avait été un grand homme en son temps, un hardi razzieur qui pouvait se vanter d’avoir navigué avec l’aïeul de l’aïeul d’Asha, ce même Dagon Greyjoy en l’honneur duquel on avait nommé Dagon le Poivrot. Sur Belle Île, les vieilles effrayaient encore leurs petits-enfants avec les contes de lord Dagon et ses hommes. Aux états généraux de la royauté, j’ai blessé l’orgueil d’Erik, songea Asha. Il y a peu de chances qu’il l’oublie.
Elle devait rendre justice à son oncle. D’un coup, d’un seul, Euron avait changé un rival en soutien, protégé les îles durant son absence et éliminé la menace d’Asha. Et ri de bien bon cœur, au surplus. Selon Tris Botley, l’Œil-de-Choucas avait employé un phoque pour tenir la place d’Asha au mariage. « J’espère qu’Erik n’a pas insisté pour qu’il y ait consommation », avait-elle répliqué.
Je ne peux rentrer chez moi, se dit-elle, mais je ne puis plus m’attarder encore ici. Le silence des forêts la troublait. Elle avait passé sa vie sur des îles et des navires. Jamais la mer ne se taisait. Asha avait dans le sang la rumeur du ressac sur une côte rocailleuse, mais il n’y avait pas de vagues à Motte-la-Forêt… Seuls les arbres, les arbres sans fin, pins plantons et vigiers, bouleaux et frênes, et les chênes vénérables, les châtaigniers, les ferrugiers et les sapins. Le bruissement qu’ils produisaient était plus doux que celui de la mer, et elle ne l’entendait que lorsque le vent se levait ; alors, ce soupir semblait monter de partout autour d’elle, comme si les arbres murmuraient ensemble dans une langue qu’elle ne comprenait pas.
Ce soir, ils paraissaient chuchoter plus fort qu’avant. Une envolée de feuilles mortes, se dit Asha, des branches nues qui grincent au vent. Elle se détourna de la fenêtre, se détourna des forêts. J’ai besoin de sentir de nouveau un pont sous mes pieds. Ou à défaut d’avoir de la nourriture dans le ventre. Elle avait bu trop de vin, ce soir, mais trop peu mangé de pain et rien de ce superbe rôti saignant.
Le clair de lune était assez vif pour qu’elle retrouvât ses vêtements. Elle enfila un épais haut-de-chausses noir, un gambison matelassé et un justaucorps de cuir vert recouvert d’écailles d’acier chevauchantes. Laissant Qarl à ses rêves, elle descendit à pas de loup l’escalier extérieur de la tour, les marches craquant sous ses pieds nus. Un des hommes qui montaient la garde sur le rempart l’aperçut qui descendait et il leva sa pique à son adresse. Asha lui répondit par un coup de sifflet. Lorsqu’elle traversa la cour intérieure pour gagner les cuisines, les chiens de Galbart Glover se mirent à aboyer. Parfait, se dit-elle. Voici qui couvrira le bruit des arbres.
Elle taillait une part de fromage jaune dans une meule aussi grosse qu’une roue de chariot quand Tris Botley entra dans la cuisine, emmitouflé dans une épaisse cape de fourrure. « Ma reine.
— Pas de moquerie.
— Toujours vous régnerez sur mon cœur. Ce ne sont pas ces gueulards imbéciles aux états généraux qui pourront y changer quoi que ce soit. »
Qu’est-ce que je vais pouvoir faire de cet enfant ? Asha ne doutait pas de son dévouement. Non seulement il avait été son champion sur la colline de Nagga et crié son nom, mais il avait par la suite traversé la mer pour la rejoindre, en délaissant son roi, les siens et sa maison. Non qu’il ait osé défier Euron en face. Quand l’Œil-de-Choucas avait pris la mer avec sa flotte, Tris était simplement resté à la traîne, ne changeant de cap qu’une fois les autres navires hors de vue. Mais même pour cela il fallait un certain courage ; jamais il ne pourrait revenir dans les îles. « Du fromage ? lui proposa-t-elle. Il y a également du jambon et de la moutarde.
— Ce n’est pas de nourriture que j’ai besoin, madame. Vous le savez bien. » À Motte-la-Forêt, Tris s’était laissé pousser une épaisse barbe brune. Il affirmait qu’elle l’aidait à lui tenir le visage au chaud. « Je vous ai vue, de la tour de guet.
— Si tu es de garde, que fiches-tu ici ?
— Cromm est là-haut, avec Hagen la Trompe. De combien d’yeux avons-nous besoin pour surveiller des feuillages frissonner au clair de lune ? Il faut que nous discutions.
— Encore ? » Elle poussa un soupir. « Tu connais la fille d’Hagen, celle qui a les cheveux roux. Elle tient un navire aussi bien qu’un homme et a un joli minois. Dix-sept ans, et je l’ai vue te regarder.
— Je ne veux pas de la fille d’Hagen. » Il faillit la toucher, avant de se raviser. « Asha, il est temps de partir. Moat Cailin était la seule chose qui retenait la marée. Si nous restons ici, les Nordiens nous tueront tous, vous le savez.
— Voudrais-tu que je m’enfuie ?