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En d’autres termes, cette sœur n’avait pas encore le visage sans âge caractéristique des femmes qui canalisent le Pouvoir depuis longtemps. Si un profane avait tenté de déterminer l’âge des Aes Sedai présentes dans le bureau, il se serait dans chaque cas trompé d’une bonne vingtaine d’années – dans un sens ou un autre – et parfois même de plus du double.

— Mais elle a été bien formée, elle est puissante dans le Pouvoir, et elle n’a pas les yeux dans sa poche. Pour l’instant, Morgase se consacre à son grand projet visant à revendiquer le trône du Cairhien.

Voyant plusieurs sœurs s’agiter sur leur siège, Javindhra sembla s’apercevoir qu’elle venait d’aborder un sujet brûlant. Du coup, elle se hâta d’enchaîner :

— Et son nouveau galant, le seigneur Gaebril, suffit à meubler son temps libre… Savez-vous qu’elle est folle de cet homme ?

— Il l’aide à rester concentrée sur le Cairhien, dit Alviarin. Dans ce pays, tout va presque aussi mal qu’au Tarabon et en Arad Doman. La famine sévit et toutes les maisons nobles s’écharpent pour s’approprier le Trône du Soleil. Morgase rétablira l’ordre, mais pour ça, il lui faudra du temps. Jusqu’à ce qu’elle ait réussi, il ne lui restera pas assez d’énergie pour s’occuper d’autre chose, sa Fille-Héritière comprise. De plus, j’ai ordonné à une scribe de lui envoyer des lettres de temps en temps. Cette femme imite très bien l’écriture d’Elayne. Ça occupera Morgase jusqu’à ce que nous ayons retrouvé sa précieuse fille.

— Au moins, nous tenons fermement son fils, dit Joline, souriante.

— En ce qui concerne Gawyn, « tenir » est un bien grand mot, lâcha froidement Teslyn. Avec sa Jeune Garde, sur les deux rives du fleuve, il multiplie les escarmouches contre les Fils de la Lumière. En réalité, loin de nous obéir, il n’en fait qu’à sa tête.

— Mais nous le reprendrons en main, assura Alviarin.

Au fil du temps, la sérénité inébranlable de cette femme commençait à taper sur les nerfs d’Elaida.

— Puisqu’on parle des Fils, intervint Danelle, il semble que Pedron Niall soit en train de mener des négociations secrètes pour convaincre l’Altara et le Murandy de céder des terres à l’Illian. Tout ça pour empêcher le Conseil des Neuf d’envahir un des pays, voire les deux…

Bien à l’abri dans la tour, les femmes assises en face d’Elaida se perdirent en bavardages au sujet du seigneur général des Capes Blanches. Son initiative n’allait-elle pas valoir trop d’influence aux Fils de la Lumière ? Dans ce cas, ne fallait-il pas interrompre les négociations afin que la Tour Blanche puisse y faire irruption et prendre la place de Niall ?

Elaida eut une moue accablée. Tout au long de son histoire, la Tour Blanche avait souvent dû se montrer prudente par nécessité, car trop de gens en avaient peur et s’en méfiaient. Mais elle n’avait jamais eu peur de rien ni de quiconque. Désormais, elle tremblait de terreur…

La Chaire d’Amyrlin leva les yeux vers ses tableaux. Le premier, un triptyque, représentait Bonwhin, la dernière sœur rouge élevée avant elle au poste suprême, un millénaire plus tôt. Sur le premier panneau, Bonwhin, grande et fière, orchestrait les menées et manipulations des Aes Sedai contre Artur Aile-de-Faucon. Sur le deuxième, campée sur les remparts de Tar Valon, elle défiait du regard les hordes d’assaillants du monarque. Sur le troisième, agenouillée dans le Hall de la Tour, elle subissait l’humiliation d’être dépouillée de son étole et de son sceptre – le châtiment pour avoir failli provoquer la destruction de la Tour Blanche.

Beaucoup de sœurs se demandaient pourquoi Elaida avait fait exhumer le triptyque du débarras obscur où il croupissait, couvert de poussière. Si personne n’osait l’interroger à ce sujet, la Chaire d’Amyrlin avait entendu bien des murmures. À l’évidence, ces femmes ne comprenaient pas qu’avoir en permanence sous les yeux le prix terrible de l’échec était une absolue nécessité.

Simple tableau réalisé sur une toile, comme c’était désormais la mode, la seconde peinture était une copie de l’esquisse d’un artiste des rues de l’Ouest lointain. Chez les Aes Sedai, sa vue semait encore plus le trouble que celle du triptyque.

Entourés de nuages, deux hommes s’affrontaient dans ce qui semblait être le ciel, des éclairs leur tenant lieu d’armes. L’un avait un visage de flammes et l’autre, grand et jeune, arborait des cheveux roux. C’était en le voyant que les sœurs serraient les dents, et Elaida n’échappait pas à la règle. Mais elle n’aurait su dire si c’était de colère ou pour les empêcher de claquer. Cela posé, la peur pouvait être contrôlée, et dans ce cas précis, c’était impératif.

— Nous avons terminé, je crois, dit Alviarin en commençant à se lever.

Les autres l’imitèrent, tirant sur leur jupe et leur châle pour les défroisser.

— Vous ai-je autorisées à vous retirer, mes filles ? demanda Elaida.

Les premiers mots qu’elle prononçait depuis qu’elle avait invité ses visiteuses à s’asseoir. Et bien entendu, toutes lui jetèrent un regard surpris. Un regard surpris, rien que ça ? Certaines daignèrent bien revenir vers leur siège, sans précipitation, évidemment, mais aucune ne songea à s’excuser. Décidément, Elaida leur avait trop longtemps laissé la bride sur le cou.

— Puisque vous êtes debout, inutile de vous rasseoir en attendant que j’aie fini de parler…

Les sœurs qui avaient déjà la moitié d’une fesse sur leur siège se relevèrent, l’air effarées.

— Je n’ai rien entendu au sujet des recherches concernant cette femme et ses complices.

« Cette femme » désignait la Chaire d’Amyrlin précédente, nul n’avait besoin d’un dessin. C’était tant mieux, car avec chaque jour qui passait, Elaida avait de plus en plus de mal à évoquer, même en pensée, le nom de celle qui occupait le poste avant elle – et qui était responsable de tous ses problèmes actuels, du premier jusqu’au dernier.

— Ce n’est pas simple, répondit Alviarin, puisque nous avons fait circuler des rumeurs sur son exécution.

Furieuse que cette sœur ait de la glace dans les veines à la place du sang, Elaida la dévisagea jusqu’à ce qu’elle consente à ajouter un « mère » totalement dénué de ferveur et de conviction.

Elaida balaya les autres sœurs du regard.

— Joline, dit-elle d’un ton dur, tu es chargée de ces recherches et de l’enquête sur l’évasion… Dans les deux cas, je n’entends qu’une seule phrase : « C’est difficile… » Ma fille, une pénitence quotidienne serait-elle de nature à te stimuler ? Écris donc un rapport qui tienne la route et soumets-le-moi. Si je le trouve sans intérêt, tu auras droit à trois pénitences quotidiennes…

L’éternel sourire de Joline s’effaça, une petite victoire pour la Chaire d’Amyrlin.

— J’obéirai, mère, lâcha-t-elle à contrecœur sous le regard furibond de la dirigeante.

Une soumission rien moins que sincère, mais qui ferait l’affaire en attendant mieux.

— Et où en sont nos tentatives pour ramener à la tour les fugitives ? demanda Elaida d’un ton encore plus coupant.

Le retour des sœurs qui avaient fui après la chute de « cette femme » impliquait que l’Ajah Bleu soit de nouveau présent à la tour. Doutant de pouvoir accorder sa confiance à des sœurs bleues, Elaida n’était pas sûre d’être capable de pardonner à toute personne qui s’était enfuie au lieu de célébrer comme il se devait sa nomination. Pourtant, il fallait bien que la tour soit au complet…

— Là encore, ce n’est pas simple, répondit Javindhra, chargée de cette délicate mission. (Voyant qu’Elaida la foudroyait du regard, l’austère Aes Sedai se passa nerveusement la langue sur les lèvres.) Mère…

— J’ai assez entendu cette chanson-là, ma fille… Demain, tu me remettras la liste de toutes les actions que tu as entreprises, sans oublier celles qui visent à cacher au monde extérieur les dissensions qui sévissent dans la tour.