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Ce point était d’une importance capitale. Malgré la nomination mouvementée d’une nouvelle Chaire d’Amyrlin, la tour devait afficher plus que jamais sa force et son unité.

— Si tu n’as pas assez de temps pour faire le travail que je te confie, tu devrais envisager de renoncer à ton poste de conseillère au Hall de la Tour. Je vais y réfléchir, n’aie aucune crainte…

— Mère, ce ne sera pas nécessaire. Le rapport sera sur ton bureau demain. Mais je suis sûre que beaucoup de fugitives reviendront bientôt.

Elaida n’aurait pas parié là-dessus, même si c’était son plus cher souhait. La tour devait être forte et unie ! C’était vital.

À part Alviarin, toutes les sœurs parurent pensives et troublées. Si Elaida était prête à attaquer durement une sœur appartenant à son ancien Ajah – et à rudoyer encore plus une Aes Sedai verte qui la soutenait depuis le premier jour –, la traiter comme une dirigeante de paille n’était peut-être pas judicieux. Certes, ses compagnes avaient rendu possible sa nomination, mais elle était bel et bien la Chaire d’Amyrlin, désormais.

Quelques démonstrations de force de ce genre, durant les prochains jours, remettraient les sœurs sur le droit chemin. Et dans le cas contraire, Elaida les accablerait de pénitences jusqu’à ce qu’elles lui demandent grâce.

— Il y a des soldats de Tear au Cairhien, et également des Andoriens… Les premiers ont été envoyés par l’homme qui a conquis la Pierre de Tear.

Shemerin croisa ses mains potelées à s’en faire blanchir les phalanges et Teslyn tressaillit. Comme toujours, seule Alviarin ne broncha pas, aussi peu sillonnée de remous qu’une mare glacée.

— Regardez ça ! s’écria Elaida en désignant le tableau où deux hommes se battaient à grands coups d’éclairs. Regardez, c’est un ordre ! Sinon, vous finirez toutes par briquer le sol à genoux ! Si vous n’avez pas le cran de faire face à une peinture, comment réagirez-vous à ce qui nous attend ? La Tour Blanche n’a nul besoin de couardes !

Les sœurs relevèrent lentement les yeux en battant nerveusement des pieds comme des petites filles, pas des Aes Sedai. Seule Alviarin daigna à peine pointer le nez vers le haut, et sans paraître le moins du monde affectée. Shemerin se tordit les mains et des larmes perlèrent à ses paupières. Elle était trop nerveuse, il faudrait faire quelque chose un jour ou l’autre…

— Rand al’Thor, un homme capable de canaliser le Pouvoir ! lança Elaida.

Ses propres mots lui retournèrent l’estomac au point qu’elle faillit vomir. Mais elle parvint à garder une contenance et continua son discours – ou plutôt, sa salve verbale :

— Un homme condamné à devenir fou et à commettre des horreurs avec le Pouvoir avant de mourir. Et s’il n’y avait que ça ! À cause de lui, l’Arad Doman, le Tarabon et tout ce qui se trouve entre les deux ne sont plus qu’un champ de ruines ou un foyer de rébellion. Si la guerre civile et la famine qui font rage au Cairhien ne peuvent pas lui être imputées à coup sûr, il provoquera sans doute un conflit plus grave encore entre Tear et Andor, alors que la Tour Blanche a besoin que règne la paix. Au Ghealdan, des déments venus du Shienar prêchent en sa faveur devant des foules trop importantes pour que l’armée d’Alliandre parvienne à les contenir. Confrontées à la plus grande menace que la tour ait jamais dû affronter – et au plus grand ennemi qui se soit dressé contre le monde –, vous n’avez pas le courage d’en parler ? Et vous détournez les yeux pour ne pas voir son image ?

Un grand silence s’ensuivit. À part Alviarin, toutes les sœurs semblaient avoir perdu leur langue. Les yeux rivés sur le jeune homme de la peinture, elles paraissaient hypnotisées comme par un serpent.

— Rand al’Thor ! cracha Elaida comme si ce nom lui laissait un mauvais goût dans la bouche.

Un jour, elle avait eu à sa merci ce jeune homme à l’apparence innocente. Et elle n’avait pas su le reconnaître pour ce qu’il était ! Avant de s’évader, « cette femme », soumise à la torture, lui avait fait des révélations à peine croyables qu’elle avait d’ailleurs refusé de croire dans leur totalité. Car si les Rejetés étaient en liberté, alors, il n’y avait peut-être plus d’espoir, tout simplement. Mais la prisonnière n’avait pas tout dit, et elle s’était enfuie avant qu’on puisse de nouveau la mettre à la question. « Cette » maudite « femme » et Moiraine ! Une fichue sœur bleue qui savait tout depuis le début ! Elaida espérait bien les revoir très bientôt à la tour. Et là, elles diraient tout, jusqu’au dernier mot, implorant qu’on les achève pour abréger leurs souffrances.

Même si les mots lui arrachaient la langue, Elaida se força à continuer :

— Mes filles, Rand al’Thor est le Dragon Réincarné.

Ses genoux se dérobant, Shemerin dut s’asseoir à même le sol. D’autres sœurs parurent sur le point de défaillir.

— C’est une certitude ! C’est bien celui dont parlent les prophéties. Le Ténébreux sortira bientôt de sa prison et l’Ultime Bataille approche. Si le Dragon Réincarné n’est pas là pour y participer, le monde sera condamné au feu et à la destruction tant que la Roue du Temps tournera. Et al’Thor est en liberté, mes filles ! Si nous ne savons pas où il est, nous connaissons au moins certains endroits où il n’est pas. Par exemple, il a quitté Tear, et il n’est pas dans la tour, coupé de la Source Authentique, comme il conviendrait. Il sème la tempête dans le monde et nous devons l’en empêcher pour avoir une infime chance de survivre à Tarmon Gai’don. Il nous faut le contrôler pour être sûres qu’il jouera son rôle dans l’Ultime Bataille. Pensez-vous qu’il ira de son plein gré vers la mort que lui prédisent les prophéties ? Tout ça pour sauver le monde ? Quelle importance, pour un fou furieux ? Nous devons tirer les ficelles de cette marionnette !

— Mère…, commença Alviarin, toujours aussi imperturbable.

Mais Elaida la réduisit au silence d’un seul regard.

— Capturer Rand al’Thor est beaucoup plus important que de se soucier des escarmouches au Shienar ou de l’étrange quiétude de la Flétrissure. C’est une priorité, bien avant Elayne, Galad ou même Mazrim Taim. Vous devez trouver le Dragon Réincarné ! Lors de notre prochaine réunion, chacune d’entre vous devra me dire ce qu’elle aura fait pour atteindre cet objectif. Et maintenant, mes filles, vous pouvez vous retirer.

Après une série de « nous t’obéirons, mère » angoissés et furtifs, les sœurs se ruèrent vers la porte, Joline aidant au passage Shemerin à se redresser sur des jambes tremblantes.

Pour la prochaine démonstration de force, la sœur jaune serait idéale, et de toute façon, elle était bien trop faible pour continuer à appartenir à ce « conseil » restreint. Il faudrait d’autres exemples, afin d’assurer qu’aucune de ces femmes ne revienne à ses erreurs. Mais quoi qu’il en soit, ce petit cercle de sœurs ne garderait pas longtemps son pouvoir. Car le Hall de la Tour danserait bientôt au rythme de la seule musique d’Elaida.

Toutes les sœurs déguerpirent… sauf Alviarin.

Lorsque la porte se fut refermée, les deux femmes se défièrent un long moment du regard. Alviarin avait été la première à accepter d’entendre, puis de croire, les accusations d’Elaida contre la précédente Chaire d’Amyrlin. Depuis, elle savait parfaitement pourquoi l’étole de la Gardienne reposait sur ses épaules. Si l’Ajah Rouge avait soutenu Elaida avec une belle unanimité, le Blanc avait été loin de l’imiter. Et si elle n’avait pas réussi à se gagner son approbation – perdant ainsi celle de bien d’autres Aes Sedai – Elaida aurait fini dans une cellule au lieu d’accéder au pouvoir suprême. En supposant que sa tête n’aurait pas trôné au bout d’une pique afin de satisfaire la voracité des corbeaux.