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— Que signifie cette façon de me surprendre, Lanfear ? demanda Rahvin, le ton cassant. (Juste au cas où, il ne se sépara pas du Pouvoir, préparant même une série de méchantes surprises à son interlocutrice.) Quand tu veux me parler, envoie-moi un émissaire, et attends que je te dise où et quand j’entends te voir. Si je l’entends…

Lanfear eut un sourire faussement innocent.

— Tu as toujours été un porc, Rahvin, mais beaucoup plus rarement un crétin. Cette femme est une Aes Sedai. Et si ses collègues se demandaient où elle est passée ? As-tu également envoyé des hérauts clamer partout où tu te trouves ?

— Et elle me trahirait en canalisant ? lança Rahvin. La pauvre n’est même pas assez puissante pour sortir sans sa nourrice. La tour bombarde « Aes Sedai » des gamines incultes dont le « savoir » est composé pour une moitié de trucs qu’elles ont appris toutes seules et pour l’autre de notions dont leur pauvre compréhension a à peine effleuré la surface.

— Serais-tu aussi arrogant si treize de ces « ignares » se plaçaient en cercle autour de toi ?

Le mépris de Lanfear fit mouche, mais Rahvin mit un point d’honneur à ne pas le montrer.

— Je suis prudent, Lanfear… Loin d’être une de mes « poupées », comme tu dis, cette femme est l’espionne infiltrée ici par la tour. Désormais, je lui souffle ses rapports, et elle n’a rien de plus pressé qu’aller les répéter à qui de droit. Celles qui servent les Élus, au sein même de la Tour Blanche, m’ont indiqué son identité.

Les Élus… Bientôt viendrait le jour où, abandonnant l’ignoble nom de « Rejetés », le monde entier se prosternerait devant les Élus. Une promesse remontant à des millénaires, et qui serait tenue.

— Que viens-tu faire ici, Lanfear ? Sûrement pas secourir de pauvres femmes sans défense ?

Lanfear haussa très légèrement les épaules.

— Tu peux jouer avec tes poupées autant que ça te chante, pour ce que j’en ai à faire… Considérant ta cuistrerie en matière d’hospitalité, Rahvin, tu voudras bien m’excuser si…

Le décanteur d’argent posé sur une table de chevet, près du lit de Rahvin, se souleva dans les airs puis s’inclina pour remplir de vin une coupe en or repoussé. Quand ce fut fait, le décanteur reprit sa position initiale et la coupe vola jusque dans la main de Lanfear.

Rahvin ne vit aucun flux et ne sentit rien, à part le léger picotement. Vraiment, il détestait ça depuis toujours. Et savoir que Lanfear n’aurait rien vu non plus d’un de ses tissages ne suffit pas à le réconforter.

— Que viens-tu faire ici ? demanda-t-il de nouveau.

Lanfear sirota une gorgée de vin avant de répondre :

— Puisque tu nous évites, quelques-uns des Élus vont venir ici. Je suis là en éclaireuse, pour que tu saches qu’il ne s’agit pas d’une attaque.

— Quelques-uns des Élus ? Encore un de tes plans ? Qu’ai-je à faire des machinations de quelqu’un d’autre ? (Rahvin éclata de rire.) Donc, ce n’est pas une agression ? Tu n’as jamais été du genre à attaquer de front, pas vrai ? Pas aussi lâche que Moghedien, peut-être, mais quand même encline à préférer viser les flancs ou l’arrière-garde… Pour une fois, je vais me fier à toi, le temps que tu aies débité ton discours. À condition de t’avoir dans mon champ de vision en permanence…

Un idiot qui tournait le dos à Lanfear méritait amplement de se retrouver avec un couteau entre les omoplates. Même quand on l’avait en face de soi, il fallait se méfier de son caractère volontiers volcanique.

— Qui d’autre est impliqué dans cette histoire ?

Le tissage étant l’œuvre d’un homme, Rahvin ne fut pas pris par surprise lorsqu’un autre portail s’ouvrit. Au-delà d’arcades donnant sur de grands balcons de pierre, des mouettes criaillaient en décrivant de grands cercles dans un ciel bleu sans nuages.

Un homme apparut et franchit l’ouverture, qui se referma derrière lui.

Massif, solide et semblant plus grand qu’il l’était vraiment, Sammael avait une démarche de conquérant bien accordée à ses manières pour le moins abruptes. Avec ses yeux bleus, ses cheveux blonds et sa barbe carrée soigneusement taillée, il aurait pu être beau sans la cicatrice qui lui barrait le visage en diagonale, comme si on y avait appliqué longuement un tisonnier chauffé au rouge. Bien entendu, il aurait pu se débarrasser de ce stigmate dès qu’il en avait été affligé, très longtemps auparavant, mais il avait choisi de n’en rien faire.

Connecté au saidin aussi fortement que Rahvin – de si près, celui-ci pouvait sentir très faiblement ce lien –, Sammael le regarda sans la moindre aménité.

— Je m’attendais à voir des servantes et des danseuses, Rahvin ! Te serais-tu lassé de ton passe-temps favori, au fil des ans ?

Lanfear eut un petit rire derrière sa coupe de vin.

— Quelqu’un a parlé de passe-temps ?

Son troisième visiteur étant une visiteuse, Rahvin n’avait bien entendu pas remarqué qu’un nouveau portail venait d’apparaître. Par cette ouverture, il vit très clairement une grande salle entourée de colonnes où s’alignaient plusieurs bassins. Des acrobates à moitié nus et leurs assistants encore moins couverts allaient et venaient entre les bassins. Bizarrement, un vieil homme maigrichon vêtu d’une veste froissée était assis, l’air sinistre, au milieu des saltimbanques nus. À peine plus habillés, deux serviteurs avançaient à grands pas. Un homme à la puissante charpente portait un lourd plateau en or tandis que sa compagne, une femme voluptueuse, versait du vin dans la coupe de cristal qui trônait sur le plateau. Suivie par cet étrange couple, la troisième « invitée » franchit l’ouverture, qui se dissipa dès que les serviteurs l’eurent traversée aussi.

Si Lanfear n’avait pas été là, Graendal serait à coup sûr passée pour un parangon de beauté. Vêtue d’une robe de soie verte au décolleté plongeant, elle arborait entre ses seins généreux un rubis de la taille d’un œuf, et une couronne incrustée de pierres précieuses reposait sur sa longue chevelure blonde. Une vision saisissante, certes, mais sans rien, pourtant, qui pût forcer un homme à détourner les yeux de Lanfear. Si l’inévitable comparaison agaçait Graendal, son sourire subtilement moqueur n’en laissait rien transparaître.

Quand elle tendit une main lestée de bagues, faisant cliqueter toute sa théorie de bracelets en or, la servante lui glissa la coupe entre les doigts avec un sourire servile que le grand costaud au plateau s’empressa d’imiter.

— Eh bien, lança gaiement Graendal, la moitié des Élus survivants réunis au même endroit, et ils ne tentent pas de s’entre-tuer ? Qui aurait cru ça possible avant le retour du Grand Seigneur des Ténèbres ? Ishamael nous a empêchés de nous sauter à la gorge pendant un temps, mais là…

— Tu parles toujours si librement devant des serviteurs ? demanda Sammael avec une moue réprobatrice.

Graendal sursauta puis regarda ses domestiques comme si elle les avait déjà oubliés.

— Ils ne répéteront rien, parce qu’ils me vénèrent. Pas vrai ?

Le colosse et sa compagne se jetèrent à genoux, bafouillant tant ils étaient avides de clamer leur amour pour Graendal. Une ferveur qui n’avait rien de forcé. Ils l’adoraient bel et bien. Désormais…

Au bout d’un moment, Graendal plissa simplement le front et les déclamations enflammées cessèrent sur-le-champ.

— Ils pourraient continuer pendant des heures, mais ils ne t’ennuieront plus, Sammael. Pas vrai, vous deux ?

Hochant pensivement la tête, Rahvin se demanda qui étaient – ou avaient été – les deux serviteurs. Quand Graendal se choisissait des esclaves, la beauté n’était pas un critère suffisant. Il fallait aussi que ses jouets aient un statut très élevé. Un seigneur déchu comme valet, une dame pour faire chauffer son bain… Des goûts de luxe, en quelque sorte. Une faiblesse, aux yeux de Rahvin, mais surtout, un déplorable gaspillage. Judicieusement utilisés, ces gens auraient pu se révéler précieux – hélas, soumis à un tel niveau de Coercition, ils devaient déjà avoir perdu toute valeur autre que décorative.