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Belo-kiu-kiuni était le nom de cette première reine. Ce qui signifie la «fourmi égarée». Mais toutes les reines occupant le nid central ont repris son nom.

Pour l'instant Bel-o-kan n'est formée que d'une grande cité centrale et de 64 cités filles fédérées, éparpillées dans sa périphérie. Mais elle s'impose déjà comme la plus grande force politique de ce morceau de la forêt de Fontainebleau. Une fois qu'ils ont dépassé les cités alliées, et notamment La-chola-kan, la cité belokanienne la plus à l'ouest, les explorateurs arrivent devant des petites mottes: les nids d'été ou «postes avancés». Ils sont encore vides. Mais 327e sait que, bientôt, avec les chasses et les guerres, ils vont se remplir de soldâtes.

Ils continuent en ligne droite. Leur troupe dévale une vaste prairie turquoise et une colline bordée de chardons. Ils quittent la zone des territoires de chasse. Au loin, vers le nord, on distingue déjà la cité des ennemies, Shi-gae-pou. Mais ses occupants doivent encore dormir à cette heure. Ils poursuivent. Autour d'eux la plupart des animaux sont encore pris dans le sommeil hivernal. Quelques lève-tôt sortent par-ci par-là la tête de leur terrier. Dès, qu'ils voient les armures rousses ils se cachent, apeurés. Les fourmis ne sont pas spécialement réputées pour leur convivialité. Surtout lorsqu'elles avancent ainsi, armées jusqu'aux antennes.

Maintenant les explorateurs sont arrivés aux limites des terres connues. Il n'y a plus la moindre cité fille. Pas le moindre poste avancé à l'horizon. Pas le moindre sentier creusé par les pattes pointues. A peine quelques traces infimes d'une ancienne piste parfumée qui indique que des Belokaniennes sont jadis passées par là. Ils hésitent. Les frondaisons qui se dressent face à eux ne sont inscrites sur aucune carte olfactive. Elles composent un toit sombre où la lumière ne pénètre plus. Cette masse végétale parsemée de présences animales semble vouloir les happer.

Comment les avertir de ne pas y aller? Il posa sa veste et embrassa sa famille.

— Vous avez fini de tout déballer?

— Oui, Papa.

— Bien. Au fait, vous avez vu la cuisine? Il y a une porte au fond.

— Je voulais justement t'en parler, dit Lucie, ce doit être une cave. J'ai essayé d'ouvrir mais c'est fermé à clef. Il y a une grande fente. Du peu qu'on y voit, ça a l'air profond derrière. Il faudra que tu fasses sauter la serrure. Au moins que ça serve à quelque chose d'avoir un mari serrurier.

Elle sourit et vint se pelotonner dans ses bras. Lucie et Jonathan vivaient ensemble depuis maintenant treize ans. Ils s'étaient rencontrés dans le métro. Un jour un voyou avait lâché une bombe lacrymogène dans le wagon par pur désœuvrement. Tous les passagers s'étaient aussitôt retrouvés par terre à pleurer et cracher leurs poumons. Lucie et Jonathan étaient tombés l'un sur l'autre. Lorsqu'ils se furent remis de leurs quintes et de leurs larmoiements, Jonathan lui avait proposé de la raccompagner chez elle. Puis il l'avait invitée dans l'une de ses premières communautés utopiques: un squatt à Paris, du côté de la gare du Nord. Trois mois plus tard, ils décidaient de se marier.

— Non.

— Comment ça, non?

— Non, on ne fera pas sauter la serrure et nous ne profiterons pas de cette cave. Il ne faut plus en parler, il ne faut plus l'approcher, il ne faut surtout pas penser à l'ouvrir.

— Tu rigoles? Explique-toi!

Jonathan n'avait pas pensé à construire un raisonnement logique autour de l'interdit de la cave. Involontairement il avait provoqué le contraire de ce qu'il désirait. Sa femme et son fils étaient maintenant intrigués. Que pouvait-il faire? Leur expliquer qu'il y avait un mystère autour de l'oncle bienfaiteur, et que dernier avait voulu les avertir du danger d'aller à la cave?

Ce n'était pas une explication. C'était au mieux de la superstition. Les humains aimant la logique, jamais Lucie et Nicolas ne marcheraient. Il bafouilla:

— C'est le notaire qui m'a averti.

— Qui t'a averti de quoi? — Cette cave est infestée de rats!

— Berk! Des rats? Mais ils vont sûrement passer par la fente, protesta le garçon.

— Ne vous en faites pas, on va tout colmater.

Jonathan n'était pas mécontent de son petit effet. Une chance qu'il ait eu cette idée des rats.

— Bon, alors c'est entendu, personne n'approche de la cave, hein?

Il se dirigea vers la salle de bains. Lucie vint aussitôt l'y rejoindre.

— Tu es allé voir ta grand-mère?

— Exact.

– Ça t'a pris toute la matinée?

— Re-exact.

— Tu ne vas pas passer ton temps à traîner ainsi. Tu te rappelles ce que tu disais aux autres dans la ferme des Pyrénées: «Oisiveté mère de tous les vices.» Il faut que tu trouves un autre travail. Nos fonds baissent!

— On vient d'hériter d'un appartement de deux cents mètres carrés dans un quartier chic en lisière de forêt, et toi tu me parles boulot! Tu ne sais donc pas apprécier l'instant présent?

Il voulut l'enlacer, elle recula.

— Si, je sais, mais je sais aussi penser au futur. Moi je n'ai aucune situation, toi tu es au chômage, comment va-t-on vivre dans un an?

— On a encore des réserves.

— Ne sois pas stupide, nous avons de quoi vivoter quelques mois, et après…

Elle posa ses petits poings sur ses hanches et bomba la poitrine.

– Écoute Jonathan, tu as perdu ton job parce que tu ne voulais pas aller dans les quartiers dangereux le soir. D'accord, je comprends, mais tu dois pouvoir trouver autre chose ailleurs!

— Bien sûr, je vais chercher du boulot, laisse-moi seulement me changer les idées. Je te promets qu'ensuite, disons dans un mois, je fais les petites annonces.

Une tête blonde fit son apparition bientôt suivie de la peluche sur pattes. Nicolas et Ouarzazate.

— Papa, il y a un monsieur qui est venu tout à l'heure pour relier un livre.

— Un livre? Quel livre?

— Je ne sais pas, il a parlé d'une grande encyclopédie écrite par l'oncle Edmond.

— Ah tiens, ça alors… Il est entré? Vous l'avez trouvée?

— Non, il n'avait pas l'air gentil, et comme de toute façon il n'y a pas de livre…

— Bravo, fils, tu as bien fait.

Cette nouvelle laissa Jonathan perplexe, puis intrigué. Il fouina dans le vaste sous-sol, en vain. Il demeura ensuite un bon moment dans la cuisine, à inspecter la porte de la cave, sa grosse serrure et sa large fente. Sur quel mystère ouvrait-elle donc?

Il faut pénétrer dans cette brousse. Une suggestion est lancée par l'une des plus vieilles exploratrices. Se mettre en formation «serpent grosse tête», la meilleure manière d'avancer en terrain inhospitalier. Consensus immédiat, elles ont toutes eu la même idée au même moment.

A l'avant, cinq éclaireuses placées en triangle inversé constituent les yeux de la troupe. A petits pas mesurés, elles tâtent le sol, hument le ciel, inspectent les mousses. Si tout va bien, elles lancent un message olfactif qui signifie: «Rien devant!» Elles rejoignent ensuite l'arrière de la procession pour être remplacées par des individus «neufs». Ce système de rotation transforme le groupe en une sorte de long animal dont la «truffe» reste toujours hypersensible. Le «Rien devant!» sonne clair une vingtaine de fois. La vingt et unième est interrompue par un couac nauséabond. L'une des éclaireuses vient imprudemment de s'approcher d'une plante Carnivore. Une dionée. Son arôme enivrant l'a attirée, sa glu lui a emprisonné les pattes. Dès lors, tout est perdu. Le contact avec les poils déclenche le mécanisme de la charnière organique. Les deux larges feuilles articulées se referment inexorablement. Leurs longues franges servent de dents. Se croisant, elles se transforment en solides barreaux. Lorsque sa victime est complètement aplatie, le fauve végétal sécrète ses enzymes les plus voraces, capables de digérer les carapaces les plus coriaces.