En vérité, la soie est le prolongement filandreux des hormones araignées, tout comme les phéromones sont les prolongements volatils des hormones fourmis.
L'araignée fabrique donc son filin de rappel puis s'y arrime. Elle se laisse choir à la moindre alerte, échappant au danger sans effort superflu. Combien de fois a-t-elle eu ainsi la vie sauve?
Elle entrecroise ensuite quatre filins au centre de son octogone. Toujours les mêmes gestes depuis cent millions d'années… Ça commence à avoir de l'allure. Aujourd'hui, elle a décidé de faire une toile en soie sèche. Les soies enduites de glu sont beaucoup plus efficaces, mais trop fragiles. Toutes les poussières, tous les brins de feuilles mortes viennent s'y prendre. La soie sèche a un pouvoir capteur plus faible, mais elle tiendra au moins jusqu'à la nuit. L'araignée, une fois placées les poutres faîtières, ajoute une dizaine de rayons et parachève l'ouvrage par la spirale centrale.
Ça, c'est le plus agréable. Elle part d'une branche où elle a accroché son fil sec et saute de rayon en rayon en se rapprochant le plus lentement possible du cœur, toujours dans le sens de la rotation terrestre. Elle fait ça à sa façon. Il n'y a pas deux toiles d'araignées semblables dans le monde. C'est comme pour les empreintes digitales des humains.
Il lui faut serrer les mailles. Parvenue tout au centre, elle embrasse du regard son échafaudage de fils pour en estimer la solidité. Elle arpente ensuite chaque rayon, qu'elle secoue de ses huit pattes. Ça tient le coup.
La plupart des araignées de la région construisent des toiles en 75/12. Soixante-quinze tours de spirale de remplissage pour douze rayons. Elle, elle préfère bâtir en 95/10, une fine dentelle. C'est peut-être plus voyant, mais c'est plus solide. Et comme elle utilise de la soie sèche, il ne faut pas lésiner sur la quantité de fil. Sinon les insectes ne passeraient qu'en visiteurs…
Cependant, cette besogne de longue haleine l'a vidée de son énergie. Elle doit manger de toute urgence. C'est un cercle vicieux. Elle est affamée parce qu'elle a construit une toile, mais c'est cette toile qui lui permettra de manger.
Ses vingt-quatre griffes posées sur les poutres principales, elle attend, cachée sous une feuille. Sans même recourir à l'un de ses huit yeux, elle sent l'espace et perçoit dans ses pattes les moindres ondes de l'air ambiant grâce à la toile, qui réagit avec la sensibilité d'une membrane de microphone. Cette minuscule vibration, c'est une abeille qui tourne en huit à deux cents têtes de là pour indiquer un champ de fleurs aux gens de sa ruche.
Ce léger frétillement, ce doit être de la libellule. C'est délicieux, la libellule. Mais celle-ci ne vole pas dans la bonne direction pour lui servir de déjeuner.
Gros contact. Quelqu'un a sauté sur sa toile.
C'est une araignée qui aimerait s'attribuer le travail d'autrui. Voleuse! La première la chasse vite, avant qu'une proie ne surgisse.
Justement, elle sent dans sa patte arrière gauche l'arrivée d'une sorte de mouche en provenance de l'est. Elle n'a pas l'air de voler très vite. Si elle ne change pas de cap, il semble qu'elle doive tomber pile dans son piège.
Piaf! Touche.
C'est une fourmi ailée…
L'araignée — qui n'a pas de nom, car les êtres Solitaires n'ont nul besoin de reconnaître ceux de leur espèce — attend calmement.
Quand elle était plus jeune, elle se laissait emporter par son enthousiasme et a perdu comme ça pas mal de proies. Elle croyait que tout insecte pris dans sa toile était condamné. Or, il ne l'est qu'à 50 pour cent lors du contact. Le facteur temps est décisif. Il faut patienter, et le gibier affolé s'entrave de lui-même. Tel est le raffinement suprême de la philosophie arachnéenne: Il n'y a pas de meilleure technique de combat que celle qui consiste à attendre que ton adversaire se détruise tout seul… Au bout de quelques minutes, elle s'approche pour mieux examiner sa prise. C'est une reine. Une reine rousse de l'empire de l'Ouest. Bel-o-kan. Elle a déjà entendu parler de cet empire hypersophistiqué. Il paraît que ses millions d'habitants sont devenus tellement «interdépendants» qu'ils ne savent plus se nourrir seuls! Quel intérêt, et où est le progrès?
Une de leurs reines… Elle tient entre ses griffes tout un pan du futur de ces indécrottables envahisseurs. Elle n'aime pas les fourmis. Elle a vu sa propre mère chassée par une horde de fourmis tisseuses rouges…
Elle lorgne sa proie, qui n'en finit pas de se débattre. Stupides insectes, ils ne comprendront donc jamais que leur pire ennemi est leur propre affolement. Plus la fourmi ailée tente de s'échapper, plus elle s'empêtre dans la soie… causant d'ailleurs des dégâts qui contrarient l'araignée. Chez 56e, l'abattement succède à la colère. Elle ne peut pratiquement plus bouger. Le corps déjà emmailloté dans la fine soie, chaque mouvement ajoute une épaisseur à sa gangue. Elle n'en revient pas d'échouer si bêtement après avoir surmonté tant d'épreuves.
Dans un cocon blanc, elle est née; dans un cocon blanc, elle va mourir. L'araignée s'approche encore, vérifiant au passage les filins endommagés. 56e peut ainsi voir de près un superbe animal orange et noir, pourvu de huit yeux verts placés en couronne au-dessus de sa tête. Elle en a déjà mangé des comme ça. A chacun son tour de servir de déjeuner… Et l'autre qui lui crache de la soie dessus!
On ne ficelle jamais trop, se dit quant à elle l'araignée. Puis elle exhibe deux inquiétants crochets à venin. Mais en réalité, les arachnides ne tuent pas, pas tout de suite. Comme elles prisent la viande palpitante, plutôt que d'achever leur proie, elles l'assomment avec leur venin sédatif et ne la réveillent que pour la grignoter un peu. Elles peuvent ainsi dévorer à volonté de la viande bien fraîche, bien à l'abri sous son emballage de soie. Une telle dégustation peut durer une semaine.
56e a entendu parler de cet usage. Elle frémit. C'est pire que la mort. Etre amputé progressivement de tous ses membres… À chaque réveil on vous arrache quelque chose et on vous rendort. Vous diminuez un peu plus à chaque fois, jusqu'à l'heure du prélèvement ultime, celui qui vous arrache les organes vitaux et vous offre enfin le sommeil libérateur.
Plutôt s'autodétruire! Fuyant l'horrible et trop proche vision des crochets, elle se met en devoir de ralentir les battements de son cœur.
Juste à ce moment, un éphémère heurte la toile, avec un tel élan que le rebord des soies le ligote aussitôt, bien serré… Il était né il y a à peine quelques minutes, et il allait mourir de vieillesse dans quelques heures. Vie éphémère, vie d'éphémère. Il devait agir vite sans perdre le quart d'une seconde. Comment rempliriez-vous votre existence si vous saviez que vous êtes né le matin pour mourir le soir?
A peine est-il sorti de ses deux ans de vie larvaire, l'éphémère part à la recherche d'une femelle pour se reproduire. Vaine recherche de l'immortalité à travers sa progéniture. Sa journée unique, l'éphémère va l'occuper à cette quête. Il ne pense alors ni à manger, ni à se reposer, ni à faire le difficile. Son principal prédateur, c'est le Temps. Chaque seconde est pour lui un adversaire. Et, à côté du Temps même, la terrible araignée n'est qu'un facteur de retardement et non un ennemi à part entière. Il sent la vieillesse progresser à grands pas dans son corps. Dans quelques heures, il sera sénile. Il est fichu. Il est né pour rien. Quelle insupportable défaite… L'éphémère se débat. Le problème avec les toiles d'araignées, c'est que si on remue on se fait avoir, mais si on ne remue pas on ne s'en sort pas pour autant… L'araignée le rejoint et donne quelques tours de cordelette supplémentaire. Voilà deux belles proies qui vont lui fournir toutes les protéines nécessaires pour fabriquer une seconde toile dès demain. Mais alors qu'elle s'apprête une fois de plus à endormir sa victime, elle perçoit une vibration différente. Une vibration… intelligente. Tip tip tiptiptip tip tip tiptip. C'est une femelle! Elle avance sur un fil, qu'elle tapote afin d'émettre un signaclass="underline"