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Les hôtels où Malko descendait jadis étaient en ruines : le Saint-Georges, le Phoenicia, et même l’Holiday Inn, détruit à peine inauguré … Le Commodore, modestement, n’avait pris qu’un obus de 155 qui avait projeté deux chambres avec leurs occupants dans la piscine, d’ailleurs à sec.

Au moment où Malko s’arrêtait à la réception, un sifflement strident le fit sursauter. Il s’immobilisa, glacé : un obus qui allait s’abattre … Pourtant dans le hall animé, personne ne bronchait. Les journalistes, qui composaient quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la clientèle, n’avaient même pas levé les yeux …

Le sifflement s’arrêta sans explosion. Puis reprit, encore plus vrillant. Devant l’expression de Malko, le réceptionniste se pencha vers lui :

— Ce n’est rien, monsieur, c’est le perroquet. Depuis les bombardements israéliens, il est un peu dérangé … Tenez, il est là-bas, près du bar.

Malko se retourna, aperçut un perroquet dans sa cage, dressé tout droit sur son barreau. Brusquement, il se laissa aller en arrière, accroché par les pattes, la tête en bas, imitant le sifflement aigu d’une bombe. Qu’est-ce que cela devait être pour les humains si les animaux étaient traumatisés à ce point.

* * *

Les classeurs métalliques entassés sur le sol boueux de la petite cour, protégés de la pluie par des bâches en plastique, accentuaient encore l’impression de débâcle, de désorganisation. L’entrée principale était condamnée pour des raisons de sécurité, tout le monde devait utiliser l’entrée de service située dans l’étroite rue Rifahi. Une pancarte écrite au stylo feutre accrochée à la grille, juste en face du portique de détection magnétique, avertissait : « Attention ! Ne donnez aucune information à qui que ce soit sur les Marines ! »

Un chauve aux yeux bleus aigus, avec des traits anguleux et la bouche mince, traversa avec précaution le cloaque de la cour et tendit la main à Malko avec un sourire en coin qui n’était pas vraiment gai.

— Mr Linge, bienvenue dans l’antichambre de la mort …

Malko prit la main tendue.

Robert Carver était parti répondre à une communication téléphonique à l’autre bout de l’ambassade US quand, le 18 avril, trois cents kilos d’hexogène avaient transformé en chaleur et en lumière la plupart de ses collègues de la station de la CIA à Beyrouth. Ce qui lui avait valu une promotion, certes méritée mais précipitée, au rang peu envié dans cette ville inhospitalière de chef de station …

— Venez, dit-il à Malko.

L’intérieur du bâtiment était un fouillis pire que la cour. Ils aboutirent dans un bureau encombré de coffres, de piles de dossiers, de cartons.

Une rangée de sacs de sable verdâtres doublait les murs à hauteur d’homme, donnant à la pièce l’apparence d’un blockhaus. Robert Carver eut un sourire d’excuses.

— Si ça pète encore, expliqua-t-il, ces sacs empêcheront peut-être le plafond de s’écraser. Ici, il faut s’attendre à tout …

Il alla à la fenêtre et tira d’épais rideaux, verts eux aussi, puis alluma une lampe et s’assit, le visage dans l’ombre.

— Ça non plus, dit-il, ce n’est pas une précaution inutile, regardez.

Il poussa vers Malko un cendrier plein de débris : des balles écrasées et déformées.

— Ils tirent d’un immeuble derrière nous, expliqua le chef de station. C’est ce qu’on a ramassé dans la cour depuis le début de la semaine.

Encourageant. L’ambiance crépusculaire de ce bureau n’incitait pas à l’euphorie. Malko regarda la carte de Beyrouth fixée au mur, au-dessus des sacs de sable, découpée en un patchwork compliqué, reflétant les secteurs tenus par les différentes milices : à l’est, les kataeb chrétiennes, à l’ouest et au sud, le grouillement de tous les opposants au gouvernement Gemayel : PSP progressistes de Walid Jumblatt, morabitounes pro-nassériens, parti communiste libanais, et surtout Amal, les milices chiites qui tenaient la banlieue sud, en compagnie des derniers Palestiniens agglutinés dans Sabra et Chatila.

Le regard de Malko se reporta au bureau, sur un sac en plastique fermé d’un sceau de cire rouge.

— Les affaires personnelles de ce pauvre John Guillermin, commenta Robert Carver. Je dois les renvoyer à sa famille. J’espère que vous n’êtes pas superstitieux.

Beyrouth n’était pas vraiment l’endroit où avoir des états d’âme. Pourtant, sur ses notes intérieures, l’administration de Langley considérait encore le Liban comme « environnement favorable ». En retard d’une guerre. Le chef de station fixait Malko de son regard aigu. Pour une fois, la Company n’avait pas dissimulé la vérité, lorsqu’on l’avait appelé au château de Liezen. « Nous avons un sale boulot, avait annoncé le chef de station de Vienne, et vous êtes libre de ne pas le prendre. Beyrouth. »

— Je suppose que je viens reprendre le flambeau de John … dit Malko.

— … Guillermin, compléta le chef de station. On ne peut rien vous cacher. C’était un type super, gentil, peut-être pas assez méfiant. Avec ces salopards, il faut s’attendre au pire …Dehors, les chenilles d’un Bradley dérapèrent avec un bruit strident et sinistre. Comme pour rappeler qu’on était en guerre.

— L’attentat était bien monté, remarqua Malko.

— Nous avons eu sept morts et quatre blessés, dont un a toujours un éclat dans la tête, reconnut sombrement Robert Carver. Ils avaient tout conçu pour attirer le maximum d’hommes vers la voiture piégée. Ça a marché.

— Et l’enquête ?

Robert Carver eut un soupir désabusé.

— On aura les résultats dans dix ans ! L’armée libanaise a bouclé le quartier et n’a arrêté personne, comme d’habitude. L’enquête, c’est vous qui allez la continuer.

— Comment ? demanda Malko, plutôt surpris.

Robert Carver se pencha, mettant son visage dans la lumière.

— Derrière la Volvo dans laquelle se sont enfuis les terroristes, il y avait une voiture avec deux femmes. Nous avons leur identité. Une certaine Mme Masboungi et sa fille. La Sûreté libanaise prétend que ces deux témoins n’ont pas relevé le numéro de la Volvo des terroristes. Ils n’ont pas dû leur demander avec beaucoup d’insistance. Vous pourrez les interroger à nouveau.

— C’est très probablement un faux numéro, remarqua Malko.

— Probable, reconnut l’Américain, mais pas certain. Ces salauds sont tellement sûrs d’eux ! Ils sont peut-être venus de Bordj El Brajneh, dans la banlieue sud. Si c’est ça, ni l’armée, ni la police, ne peuvent intervenir. C’est dans le coin tenu par Amal. Les chiites ont juré que l’armée de Gemayel n’y mettrait jamais les pieds. Comme soixante-cinq pour cent des soldats de cette armée sont chiites, ils ne veulent pas se battre contre leurs frères de race.

— Les Libanais n’ont pas de service de renseignements ?

— Si, le B2 militaire. Ils travaillent bien et ont beaucoup d’informateurs. Seulement, ils sont paralysés par la politique. Quand notre ambassade a sauté, ils ont arrêté une dizaine de types. Dès le lendemain : ils les connaissaient tous et savaient qu’ils préparaient quelque chose. Seulement, personne n’a voulu donner l’ordre d’intervenir avant.

— C’est seulement pour reprendre cette enquête que l’on m’a fait venir ici ?

— Non. Mais c’est le premier fil conducteur, vers quelque chose de plus important. Ce dont s’occupait John Guillermin.

— Pourquoi moi ?

Robert Carver alluma un cigare et sourit :