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– Dieu te bénisse! mon chéri, m’écriai-je, oubliant instantanément mes craintes folles. Hareton, c’est Nelly! Nelly, ta nourrice.

Il recula hors de portée de mon bras et ramassa un gros silex.

– Je suis venue voir ton père, Hareton, ajoutai-je.

Je devinais par son geste que, si par hasard Nelly vivait encore dans sa mémoire, il ne m’identifiait pas avec elle.

Il leva son projectile pour le lancer; je commençai un discours pour l’apaiser, mais je ne pus arrêter sa main. La pierre frappa mon chapeau. Puis, des lèvres balbutiantes du petit bonhomme sortit un chapelet de jurons proférés, qu’il les comprît ou non, avec une énergie qui révélait l’habitude et qui donnait à ses traits enfantins une révoltante expression de méchanceté. Vous pouvez penser que j’en fus plus affligée qu’irritée. Sur le point de pleurer, je tirai de ma poche une orange et la lui offris pour l’amadouer. Il hésita, puis me l’arracha des mains comme s’il s’imaginait que je voulais seulement le tenter et le désappointer. Je lui en montrai une autre, en la tenant hors de son atteinte.

– Qui t’a appris ces jolis mots, mon petit? demandai-je. Le pasteur?

– Le diable emporte le pasteur, et toi aussi! Donne-moi ça! répliqua-t-il.

– Dis-moi où tu as pris tes leçons et tu l’auras. Qui est ton maître?

– Mon diable de papa.

– Et que t’apprend ton papa?

Il sauta pour attraper le fruit. Je l’élevai un peu plus haut.

– Que t’apprend-t-il? répétai-je.

– Rien, qu’à ne pas me trouver sur son chemin. Papa ne peut pas me souffrir parce que je jure après lui.

– Ah! et c’est le diable qui t’apprend à jurer après ton papa?

– Oui… non, grommela-t-il.

– Qui alors?

– Heathcliff.

Je lui demandai s’il aimait Mr Heathcliff.

– Oui, répondit-il.

Désirant de connaître les raisons qu’il avait de l’aimer, je ne pus tirer de lui que ces phrases:

– Je ne sais pas… il rend à papa ce que papa me donne… il injurie papa qui m’injurie… il dit qu’on doit me laisser faire ce que je veux.

– Et le pasteur ne t’apprend donc pas à lire et à écrire?

– Non, on m’a dit que le pasteur aurait les dents renfoncées dans la gorge s’il franchissait jamais le seuil… Heathcliff l’a promis.

Je lui mis l’orange dans la main et lui dis de faire savoir à son père qu’une femme du nom de Nelly Dean attendait pour lui parler, près de la porte du jardin. Il remonta la chaussée et entra dans la maison. Mais, au lieu de Hindley, ce fut Heathcliff qui apparut sur le pas de la porte. Je fis aussitôt demi-tour et redescendis la route en courant de toutes mes forces sans m’arrêter, jusqu’à ce que j’eusse atteint la borne indicatrice, et aussi épouvantée que si j’eusse évoqué un démon. Tout cela n’a pas grand rapport avec l’histoire de Miss Isabelle, sinon que j’en fus incitée à la résolution de monter à l’avenir une garde vigilante et de faire tous mes efforts pour empêcher une si mauvaise influence de gagner la Grange, même si je devais soulever un orage domestique en contrariant le plaisir de Mrs Linton.

La première fois que Heathcliff revint, la jeune demoiselle se trouvait dans la cour, en train de donner à manger aux pigeons. Elle n’avait pas adressé la parole à sa belle-sœur depuis trois jours; mais elle avait également cessé ses plaintes maussades, ce qui était pour nous un grand soulagement. Heathcliff n’avait pas l’habitude de prodiguer à Miss Linton une seule politesse inutile, je le savais. Cette fois, dès qu’il l’aperçut, sa première précaution fut d’inspecter du regard la façade de la maison. Je me tenais près de la fenêtre de la cuisine, mais je me reculai pour n’être pas vue. Il franchit les pavés, s’approcha d’elle et lui dit quelque chose. Elle parut embarrassée et désireuse de s’en aller; pour l’en empêcher, il lui posa la main sur le bras. Elle détourna le visage: il lui adressait apparemment une question à laquelle elle ne voulait pas répondre. Il lança rapidement un nouveau regard sur la maison et, pensant que personne ne le voyait, le gredin eut l’impudence de l’embrasser.

– Judas! traître! m’écriai-je. Vous êtes un hypocrite, par-dessus le marché, hein? un cynique imposteur!

– Qui est-ce, Nelly? dit Catherine à côté de moi. J’avais été si attentive à épier le couple dehors que je n’avais pas remarqué son entrée.

– Votre indigne ami! répondis-je avec chaleur; le vil gredin qui est là-bas. Ah! il nous a aperçues… il vient! Je me demande s’il aura le cœur de trouver une excuse plausible pour faire la cour à Miss, après vous avoir dit qu’il la haïssait.

Mrs Linton vit Isabelle se dégager et s’enfuir dans le jardin; une minute après, Heathcliff ouvrait la porte. Je ne pus m’empêcher de donner cours à mon indignation; mais Catherine m’imposa silence avec colère et menaça de m’expulser de la cuisine si j’osais être assez présomptueuse pour faire intervenir mon insolente langue.

– À vous entendre, on croirait que c’est vous qui êtes la maîtresse, s’écria-t-elle. Tenez-vous donc à votre place! Heathcliff, à quoi pensez-vous de soulever tout ce tapage? Je vous ai dit de laisser Isabelle tranquille! Je vous prie de m’écouter, à moins que vous ne soyez las d’être reçu ici et que vous ne vouliez que Linton vous ferme les verrous au nez!

– Dieu le préserve de s’y essayer, répondit le sinistre coquin, que je détestais à ce moment-là. Que Dieu le conserve doux et patient. Chaque jour j’ai une envie de plus en plus folle de l’envoyer au ciel!

– Chut! dit Catherine en fermant la porte intérieure. Ne me tourmentez pas. Pourquoi n’avez-vous pas tenu compte de ma prière? Est-ce Isabelle qui s’est mise à dessein sur votre chemin?

– Que vous importe? grommela-t-il. J’ai le droit de l’embrasser, si cela me plaît; et vous n’avez rien à y voir. Je ne suis pas votre mari; vous n’avez pas à être jalouse de moi.