Les coups ne furent pas nécessaires pour produire cet effet sur le maître. Il essaya d’arracher la clef à Catherine, qui, pour plus de sûreté, la jeta en plein milieu du feu; sur quoi Mr Edgar fut saisi d’un tremblement nerveux et devint mortellement pâle. Pour rien au monde il n’aurait pu dominer cet excès d’émotion; l’angoisse et l’humiliation réunies l’accablaient complètement. Il s’appuya sur le dossier d’une chaise et se couvrit le visage.
– Oh! ciel! dans les anciens temps, voilà qui vous eût valu les éperons de chevalier! s’écria Mrs Linton. Nous sommes vaincus! nous sommes vaincus! Heathcliff ne lèverait pas plus un doigt contre vous que le roi ne mettrait son armée en marche contre une bande de souris. Courage! on ne vous fera pas de mal! Vous n’êtes pas un agneau, mais un levraut à la mamelle.
– Je vous souhaite bien du plaisir avec ce lâche qui a du lait dans les veines, Cathy, dit son ami. Je vous fais compliment de votre goût. Et voilà l’être bavant et frissonnant que vous m’avez préféré! Je ne voudrais pas le frapper avec mon poing, mais j’éprouverais une satisfaction considérable à le frapper avec mon pied. Pleure-t-il, ou va-t-il s’évanouir de peur?
Il s’approcha et secoua la chaise sur laquelle Linton s’appuyait. Il eût mieux fait de rester à distance: mon maître bondit soudainement et lui porta à la gorge un coup qui aurait renversé un homme plus frêle; il en eut la respiration coupée pendant une minute. Tandis qu’il suffoquait, Mr Linton sortit dans la cour par la porte de derrière et, de là, revint vers la porte de la façade.
– Voilà! vos visites ici sont terminées, s’écria Catherine. Partez, maintenant; il va revenir avec une paire de pistolets et une demi-douzaine d’hommes de renfort. S’il a entendu notre conversation, il ne vous pardonnera certainement jamais. Vous m’avez joué un vilain tour, Heathcliff! Mais partez… dépêchez-vous! J’aimerais mieux voir Edgar aux abois que vous.
– Pensez-vous que je vais m’en aller avec ce coup qui me brûle la gorge? dit-il d’une voix tonnante. Par l’enfer, non! Avant de franchir le seuil, je lui écraserai les côtes comme je ferais d’une noisette pourrie. Si je ne le terrasse pas tout de suite, je le tuerai une autre fois; ainsi, pour peu que vous teniez à son existence, laissez-moi le rejoindre.
– Il ne vient pas par ici, interrompis-je en forgeant un petit mensonge. Voilà le cocher et les deux jardiniers: vous n’allez sûrement pas attendre qu’ils vous jettent sur la route! Chacun d’eux a un gourdin et le maître, très vraisemblablement, est en observation à la fenêtre du petit salon pour voir s’ils exécutent ses ordres.
Les jardiniers et le cocher étaient bien là; mais Linton y était avec eux. Ils étaient déjà entrés dans la cour. Heathcliff, à la réflexion, résolut d’éviter une rixe avec trois subalternes. Il saisit le tisonnier, fit sauter la serrure de la porte intérieure et s’échappa au moment qu’ils entraient.
Mrs Linton, qui était très agitée, me dit de la suivre en haut. Elle ignorait la part que j’avais prise à cette scène et je tenais beaucoup à la maintenir dans cette ignorance.
– Je suis presque folle, Nelly, s’écria-t-elle en se jetant sur le sofa. Un millier de marteaux de forgerons battent dans ma tête! Dites à Isabelle de ne pas se montrer devant moi. C’est elle qui est cause de tout ce trouble et si elle, ou tout autre, aggravait en ce moment ma colère, je deviendrais enragée. Et puis, Nelly, dites à Edgar, si vous le revoyez ce soir, que je suis en danger de tomber sérieusement malade. Je souhaite que cela devienne une réalité. Il m’a affreusement choquée et peinée! Je veux lui faire peur. En outre, il pourrait venir me dévider une kyrielle d’injures ou de plaintes; je suis sûre que je récriminerais et Dieu sait comment cela finirait! Voulez-vous faire ce que je vous demande, ma bonne Nelly? Vous savez que je ne suis blâmable en rien dans toute cette affaire. Qu’est-ce qui lui a pris d’écouter aux portes? Les paroles de Heathcliff ont été outrageantes, après que vous nous avez eu quittés; mais j’aurais bientôt réussi à le détourner d’Isabelle, et le reste ne signifiait rien. Maintenant, tout est gâté par l’envie d’entendre dire du mal de soi qui obsède certaines gens comme un démon! Si Edgar n’avait pas surpris notre conversation, il ne s’en serait pas plus mal trouvé. Vraiment, quand il m’a entreprise sur ce ton d’irritation déraisonnable, après que je venais de gronder Heathcliff à son sujet, à en être enrouée, je ne me souciais guère de ce qu’ils pouvaient se faire l’un à l’autre; avant tout je sentais bien que, de quelque façon que se terminât la scène, nous serions tous séparés, Dieu sait pour combien de temps! Si je ne peux pas garder Heathcliff pour ami… si Edgar veut être vil et jaloux, j’essaierai de briser leurs cœurs en brisant le mien. Ce sera une manière expéditive d’en finir, en cas que je sois poussée à bout! Mais c’est une condition à réserver pour le moment où tout espoir sera perdu; je ne voudrais pas prendre ainsi Linton par surprise. Jusqu’à présent, il a été bien avisé dans sa crainte de me provoquer. Il faut que vous lui représentiez le danger qu’il y aurait à se départir de cette prudence, que vous lui rappeliez ma nature passionnée, qui se laisse entraîner, quand elle est excitée, jusqu’à la furie. Je voudrais que vous pussiez chasser de votre visage cette apathie, et avoir l’air plus inquiet à mon sujet.
L’impassibilité avec laquelle je recevais ces instructions était sans doute assez exaspérante; car c’est en toute sincérité qu’elles étaient données. Mais je pensais qu’une personne capable de projeter par avance de tirer parti de ses accès de colère pouvait bien, par un effort de volonté, arriver à se dominer suffisamment, même pendant qu’elle était sous l’influence de ces accès; je n’avais nulle envie de «faire peur» à son mari, comme elle disait, et d’augmenter les ennuis de celui-ci, pour servir son égoïsme. Aussi ne dis-je rien quand je rencontrai mon maître qui se dirigeait vers le petit salon; mais je me permis de revenir sur mes pas pour écouter s’ils reprendraient leur querelle. Ce fut lui qui parla le premier.
– Demeurez où vous êtes, Catherine, dit-il sans aucune colère dans la voix, mais avec beaucoup d’abattement et de tristesse. Je ne resterai pas longtemps. Je ne suis venu ni pour disputer ni pour me réconcilier. Mais je voudrais seulement savoir si, après les événements de ce soir, vous avez l’intention de continuer votre intimité avec…
– Oh! par pitié, interrompit ma maîtresse en frappant du pied, par pitié, ne parlons plus de cela pour le moment. Votre sang toujours calme ne connaît pas les ardeurs de la fièvre; vos veines sont remplies d’eau glacée. Les miennes sont en ébullition et la vue d’une telle froideur les fait bondir.
– Pour vous débarrasser de moi, répondez à ma question, insista Mr Linton. Il faut que vous me répondiez; et cette violence ne m’alarme pas. J’ai découvert que vous pouviez être aussi stoïque que n’importe qui quand cela vous plaît. Voulez vous désormais renoncer à Heathcliff, ou voulez-vous renoncer à moi? Il est impossible que vous soyez à la fois mon amie et la sienne, et j’exige absolument que vous disiez qui vous choisissez.
– J’exige que vous me laissiez seule! s’écria Catherine avec fureur. Je le veux! Ne voyez-vous pas que je puis à peine me soutenir? Edgar, laissez… laissez-moi!
Elle tira le cordon de la sonnette jusqu’à le briser; j’entrai doucement. C’en était assez pour mettre à l’épreuve l’humeur d’un saint, que des rages aussi insensées, aussi perverses! Elle était là, étendue, frappant de la tête sur le bras du sofa et grinçant des dents, à croire qu’elle allait les faire voler en éclats. Mr Linton, debout, la regardait, soudain pris de remords et de crainte. Il me dit d’aller chercher un peu d’eau. Elle n’avait plus de souffle pour parler. J’apportai un verre plein; et, comme elle ne voulait pas boire, je lui aspergeai la figure. En quelques secondes elle s’allongea, devint raide et renversa les yeux, tandis que ses joues, soudain décolorées et livides, revêtaient l’aspect de la mort. Linton paraissait frappé de terreur.