– Il n’y a pas à s’inquiéter le moins du monde, murmurai-je.
Je ne voulais pas qu’il cédât, quoique je ne pusse m’empêcher d’être effrayée en moi-même.
– Elle a du sang sur les lèvres, dit-il en frissonnant.
– Peu importe, répondis-je sèchement.
Et je lui racontai comment elle avait résolu, avant son arrivée, de donner le spectacle d’une crise de fureur. J’eus l’imprudence de lui en faire part tout haut, et elle m’entendit; car elle se dressa, les cheveux épars sur les épaules, les yeux flamboyants, les muscles du cou et des bras saillant d’une façon anormale. Je prévoyais quelques os brisés pour le moins. Mais elle se borna à regarder un instant autour d’elle, puis s’élança hors de la pièce. Mon maître m’enjoignit de la suivre; ce que je fis, jusqu’à la porte de sa chambre: elle m’empêcha d’aller plus loin en la fermant sur moi.
Le lendemain matin, comme elle ne manifestait pas l’intention de descendre déjeuner, j’allai lui demander si elle désirait qu’on lui montât quelque chose. «Non!» répondit-elle d’un ton péremptoire. La même question fut répétée à l’heure du dîner et à celle du thé; et encore le jour suivant, et elle reçut toujours la même réponse. Mr Linton, de son côté, passa son temps dans la bibliothèque et ne s’informa pas de ce que faisait sa femme. Isabelle et lui eurent un entretien d’une heure, pendant lequel il s’efforça de découvrir en elle quelque trace du sentiment d’horreur qu’auraient dû lui inspirer les avances de Heathcliff. Mais il ne put rien tirer de ses réponses évasives et fut obligé de clore son enquête sans avoir obtenu satisfaction, il ajouta toutefois ce grave avertissement que, si elle était assez insensée pour encourager cet indigne prétendant, tout lien de parenté entre elle et lui serait rompu.
CHAPITRE XII
Tandis que Miss Linton errait tristement dans le parc et dans le jardin, toujours silencieuse, et presque toujours en larmes; tandis que son frère s’enfermait avec des livres qu’il n’ouvrait jamais, tourmenté, je m’en doutais, de la vague et perpétuelle attente que Catherine, se repentant de sa conduite, viendrait de son plein gré demander pardon et chercher une réconciliation; tandis que Catherine, de son côté, s’obstinait à jeûner, probablement dans l’idée qu’à chaque repas Edgar allait suffoquer en ne la voyant pas paraître et que l’orgueil seul le retenait de courir se jeter à ses pieds, je continuais, quant à moi, à vaquer aux devoirs du ménage, convaincue que la Grange ne contenait dans ses murs qu’un esprit sensé et que cet esprit était logé dans mon corps. Je ne prodiguai ni condoléances à Miss, ni remontrances à ma maîtresse; je ne prêtai guère plus d’attention aux soupirs de mon maître, qui brûlait du désir d’entendre parler de sa femme, puisqu’il n’en pouvait entendre la voix. Je résolus de les laisser se tirer d’affaire comme il leur plairait. Bien que ce fût un procédé d’une lenteur fastidieuse, je finis par apercevoir avec joie une lueur de succès: je le crus du moins d’abord.
Le troisième jour, Mrs Linton déverrouilla sa porte et, comme elle avait épuisé l’eau de sa cruche et de sa carafe, elle en demanda d’autre, ainsi qu’un bol de gruau, car elle se jugeait mourante. Je considérai ces propos comme destinés aux oreilles d’Edgar. Je n’en croyais pas un mot, de sorte que je les gardai pour moi et lui apportai un peu de thé et de pain grillé. Elle mangea et but avec avidité, puis retomba sur son oreiller, les poings serrés et en gémissant.
– Oh! je veux mourir, s’écria-t-elle, puisque personne ne s’intéresse à moi. Je regrette d’avoir pris cela.
Un bon moment après, je l’entendis murmurer:
– Non, je ne veux pas mourir… il en serait heureux… il ne m’aime pas du tout… je ne lui manquerais pas!
– Désirez-vous quelque chose? madame, demandai-je, conservant toujours mon calme apparent en dépit de son aspect de spectre et de l’étrange exagération de ses manières.
– Que fait cet être apathique? demanda-t-elle en repoussant de son visage épuisé les épaisses boucles emmêlées. Est-il tombé en léthargie, ou est-il mort?
– Ni l’un ni l’autre, répliquai-je, si c’est de Mr Linton que vous voulez parler. Il se porte assez bien, je pense, encore que ses études l’occupent plus qu’il ne faudrait. Il est continuellement au milieu de ses livres, depuis qu’il n’a plus d’autre société.
Je n’aurais pas parlé de la sorte si j’avais connu son véritable état; mais je ne pouvais me défaire de l’idée que sa maladie était en partie jouée.
– Au milieu de ses livres! s’écria-t-elle, stupéfaite. Et moi qui suis mourante! Moi qui suis au bord de la tombe! Mon Dieu! Sait-il comme je suis changée, continua-t-elle en regardant son image dans une glace suspendue au mur en face d’elle. Est-ce là Catherine Linton? Il s’imagine que j’ai un accès de dépit, que je joue la comédie, peut-être. Ne pouvez-vous lui faire savoir que c’est terriblement sérieux? Nelly, s’il n’est pas trop tard, dès que je saurai ce qu’il pense, je choisirai entre ces deux partis: ou bien me laisser mourir sur-le-champ – ce ne serait pour lui une punition que s’il avait un cœur – ou bien guérir et quitter le pays. Me dites-vous la vérité à son sujet? Faites attention. Est-il exact que ma vie lui soit si complètement indifférente?
– Vraiment, madame, répondis-je, mon maître n’a aucune idée de votre état mental; et certainement il ne craint pas que vous vous laissiez mourir de faim.
– Vous ne croyez pas? Ne pouvez-vous lui dire que je le ferai? Persuadez-le? Donnez-lui votre avis personneclass="underline" dites que vous êtes certaine que je le ferai.
– Non. Vous oubliez, Mrs Linton, que vous avez pris ce soir quelque nourriture avec goût, et vous en ressentirez demain les bons effets.
– Si seulement j’étais sûre que cela le tuerait, interrompit-elle, je me tuerais à l’instant! Ces trois nuits affreuses… je n’ai pas fermé les paupières… et, oh! j’ai été torturée! j’ai été obsédée, Nelly! Mais je commence à croire que vous ne m’aimez pas. Comme c’est étrange! Bien que tous se détestent et se méprisent l’un l’autre, je pensais qu’ils ne pouvaient s’empêcher de m’aimer. Et en quelques heures tous sont devenus mes ennemis; ils le sont devenus, j’en suis certaine, ces gens d’ici. Comme il est terrible d’affronter la mort, entourée de ces visages de glace! Isabelle, pleine de terreur et de répulsion, effrayée d’entrer dans la chambre: ce serait si affreux de voir mourir Catherine! Et Edgar, grave, debout à mon côté pour contempler ma fin, puis offrant à Dieu des actions de grâce pour la paix restaurée à son foyer, et retournant à ses livres! Au nom de tout ce qui a une âme, qu’a-t-il à faire de livres, quand je suis en train de mourir?
L’idée de la résignation philosophique de Mr Linton, que je lui avais mise dans la tête, lui était insupportable. Elle s’agita tellement que son égarement fébrile devint de la folie et qu’elle se mit à déchirer l’oreiller avec ses dents; puis, se dressant toute brûlante, elle voulut que j’ouvrisse la fenêtre. Nous étions au cœur de l’hiver, le vent soufflait avec force du nord-est, et je m’y opposai. Les expressions fugitives de son visage et ses sautes d’humeur commençaient à m’alarmer terriblement et me remettaient en mémoire sa première maladie et les recommandations qu’avait faites le docteur d’éviter de la contrarier. Une minute auparavant, elle était dans un état violent; maintenant, appuyée sur un bras, et ne paraissant pas prendre garde à mon refus de lui obéir, elle semblait trouver une distraction puérile à arracher les plumes par les déchirures qu’elle venait de faire à son oreiller, et à les ranger sur son drap suivant leurs différentes espèces: ses idées avaient pris un autre cours.