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Je ne fermai pas l’œil cette nuit-là, non plus que Mr Linton; nous ne nous couchâmes même pas. Longtemps avant l’heure habituelle, les domestiques étaient tous levés, circulant dans la maison d’un pas furtif et échangeant leurs réflexions à voix basse quand ils se rencontraient l’un l’autre au cours de leurs travaux. Tout le monde était en mouvement, sauf Miss Isabelle. On remarqua bientôt qu’elle avait le sommeil bien profond. Son frère, également, demanda si elle était levée; il paraissait impatient de la voir apparaître, et blessé qu’elle se montrât si peu inquiète de sa belle-sœur. Je tremblais qu’il ne m’envoyât la chercher; mais j’échappai à la peine d’être la première à annoncer sa fuite. Une des servantes, fille étourdie, qui avait été faire une course matinale à Gimmerton, arriva en haut de l’escalier, hors d’haleine, bouche bée, et se précipita dans la chambre en s’écriant:

– Oh! mon Dieu! mon Dieu! Que va-t-il arriver encore? Maître, maître, notre jeune demoiselle…

– Pas tant de vacarme! criai-je vivement, furieuse de sa bruyante démonstration.

– Parlez plus bas, Marie… qu’y a-t-il? dit Mr Linton. Qu’est-il arrivé à votre jeune demoiselle?

– Elle est partie, elle est partie! Ce Heathcliff s’est enfui avec elle! dit la fille en haletant.

– Ce n’est pas vrai! s’écria Linton en se levant avec agitation. C’est impossible; comment cette idée vous est-elle entrée dans la tête? Hélène Dean, allez la chercher. C’est incroyable; c’est impossible.

Tout en parlant, il conduisait la servante vers la porte, puis il lui demanda de nouveau de lui faire savoir les raisons d’une telle assertion.

– Eh bien! j’ai rencontré sur la route un garçon qui vient chercher du lait ici, balbutia-t-elle, et il m’a demandé si nous n’étions pas dans l’inquiétude à la Grange. Je pensais qu’il voulait parler de la maladie de madame, et je répondis que si. Alors il me dit: «On s’est mis à leur poursuite, je pense?» Je le regardai avec surprise. Il vit que je ne savais rien et il me raconta comment un monsieur et une dame s’étaient arrêtés chez un forgeron pour faire remettre un fer à un cheval, à deux milles de Gimmerton, peu après minuit, et comment la fille du forgeron s’était levée pour voir qui c’était: elle les avait reconnus aussitôt tous les deux. Elle vit l’homme – c’était Heathcliff, elle en était certaine: personne ne peut le confondre avec un autre, du reste – mettre en paiement un souverain dans la main de son père. La dame avait son manteau sur la figure. Mais elle demanda une gorgée d’eau et, pendant qu’elle buvait, le manteau retomba et laissa voir très distinctement ses traits. Heathcliff tenait les rênes des deux montures quand ils partirent; ils tournèrent le dos au village et s’éloignèrent aussi vite que le mauvais état des routes le leur permettait. La jeune fille ne dit rien à son père, mais elle a raconté l’histoire dans tout Gimmerton ce matin.

Pour la forme, je courus à la chambre d’Isabelle et y jetai un coup d’œil; en revenant, je confirmai les dires de la servante. Mr Linton avait repris sa place près du lit; à ma rentrée, il leva les yeux, comprit la signification de mon air désolé, et les baissa de nouveau sans donner un ordre ni prononcer un mot.

– Allons-nous essayer quelque chose pour la rattraper et la ramener? demandai-je. Que pourrions-nous faire?

– Elle est partie de son plein gré, répondit le maître; elle avait le droit de partir si bon lui semblait. Ne m’importunez plus à son sujet. Elle n’est plus ma sœur que de nom, désormais; non que je la désavoue, mais parce qu’elle m’a désavoué.

Ce fut tout ce qu’il dit à ce propos. Il ne se livra par la suite à aucune investigation et ne fit aucune allusion à elle, sauf pour m’enjoindre d’envoyer ce qui lui appartenait dans la maison à sa nouvelle demeure, où qu’elle fût, dès que je la connaîtrais.

CHAPITRE XIII

Les fugitifs restèrent absents deux mois. Durant ces deux mois, Mrs Linton traversa la crise la plus dangereuse de ce qu’on appelait une fièvre cérébrale, et en triompha. Jamais mère n’eût pu entourer son enfant unique de soins plus dévoués que ceux qu’Edgar lui prodigua. Jour et nuit, il veillait, et endurait patiemment tous les tourments que peuvent infliger des nerfs irritables et une raison ébranlée. Bien que Kenneth fît observer que ce qu’il arrachait à la tombe ne récompenserait son dévouement qu’en devenant par la suite la source d’une constante anxiété – en fait, qu’il sacrifiait sa santé et ses forces pour conserver une simple ruine humaine – sa reconnaissance et sa joie ne connurent pas de bornes quand la vie de Catherine fut déclarée hors de danger. Il restait assis à côté d’elle pendant des heures, à épier le retour graduel de sa santé physique et à nourrir ses trop ardents espoirs de l’illusion que son esprit aussi retrouverait son juste équilibre, que bientôt elle redeviendrait tout à fait elle-même.

Ce fut au début du mois de mars suivant qu’elle sortit pour la première fois de sa chambre. Mr Linton avait mis le matin sur son oreiller une poignée de crocus dorés. Son regard, depuis longtemps déshabitué de tout objet gracieux, tomba sur eux quand elle s’éveilla. Elle parut ravie et les ramassa avec empressement.

– À Hurle-Vent, ce sont les premières fleurs, s’écria-t-elle. Elles me rappellent les douces brises du dégel, les chauds rayons du soleil et la neige presque fondue. Edgar, le vent ne vient-il pas du sud et la neige n’a-t-elle pas à peu près complètement disparu?

– La neige a tout à fait disparu ici, ma chérie, répondit son mari, et je ne vois que deux taches blanches sur toute l’étendue de la lande. Le ciel est bleu, les alouettes chantent et les ruisseaux coulent à pleins bords. Catherine, au printemps dernier, à pareille époque, j’aspirais à vous avoir sous ce toit. Maintenant, je voudrais vous voir à un mille ou deux d’ici, sur ces collines; l’air y est si doux que je suis sûr qu’il vous guérirait.

– Je n’irai plus jamais là-bas qu’une seule fois, dit l’invalide; alors vous me quitterez et j’y resterai pour toujours. Au printemps prochain, vous aspirerez encore à m’avoir sous ce toit, vous tournerez la vue en arrière et vous songerez que vous étiez heureux aujourd’hui.

Linton lui prodigua les plus tendres caresses et essaya de la réconforter par les paroles les plus affectueuses; mais elle regardait distraitement les fleurs, laissant sans y prendre garde les larmes s’accumuler dans ses cils et ruisseler sur ses joues. Nous savions qu’elle était réellement mieux; en conséquence nous jugeâmes que son abattement était dû en grande partie à sa longue réclusion dans un même endroit et qu’un changement de milieu pourrait la soulager notablement. Mon maître me dit d’allumer le feu dans le petit salon déserté depuis plusieurs semaines et d’y installer une bergère au soleil près de la fenêtre. Puis il la descendit, et elle resta longtemps à jouir de la bienfaisante chaleur, ranimée, comme nous nous y attendions, par la vue des objets qui l’environnaient: objets qui, qui, bien que familiers, n’étaient pas associés aux lugubres souvenirs attachés à son odieuse chambre de malade. Vers le soir, elle parut très épuisée; pourtant aucun argument ne parvint à la persuader de retourner dans cette dernière pièce, et je dus lui faire un lit sur le sofa du petit salon, en attendant qu’on ait pu lui installer une autre chambre. Pour lui épargner la fatigue de monter et de descendre l’escalier, nous préparâmes celle-ci, où vous êtes à présent, au même étage que le petit salon; et bientôt elle fut assez forte pour aller de l’une à l’autre, appuyée au bras d’Edgar. Ah! me disais-je, elle devrait se rétablir, soignée comme elle l’est. Et il y avait une double raison de le souhaiter, car de son existence en dépendait une autre: nous nourrissions l’espoir que, dans peu de temps, la naissance d’un héritier réjouirait le cœur de Mr Linton et soustrairait ses biens à la griffe d’un étranger.