Je me repentais d’avoir essayé cette seconde entrée et j’avais envie de m’échapper avant qu’il eût terminé ses malédictions; mais je n’avais pas encore pu mettre ce projet à exécution qu’il m’ordonna d’entrer, ferma et reverrouilla la porte. Il y avait un grand feu, et c’était la seule lumière dans la vaste pièce dont le sol avait pris une teinte uniformément grise; les plats d’étain autrefois si brillants, qui attiraient mon regard quand j’étais petite fille, avaient la même nuance sombre due à la saleté et à la poussière. Je demandai si je pouvais appeler la servante et me faire conduire à une chambre à coucher. Mr Earnshaw ne daigna pas me répondre. Il arpentait la salle, les mains dans les poches, paraissant avoir tout à fait oublié ma présence. Je le voyais si profondément absorbé et son aspect général était empreint d’une telle misanthropie que je n’osai le déranger en renouvelant ma question.
Vous ne serez pas surprise, Hélène, que je me sois sentie particulièrement abattue, assise à ce foyer inhospitalier, dans une compagnie pire que la solitude et songeant qu’à quatre milles de là était ma charmante demeure, où se trouvaient les seuls êtres que j’aime sur la terre. L’Atlantique ne nous aurait pas mieux séparés que ces quatre milles: je ne pouvais les franchir! Je me demandais vers qui me tourner pour trouver un réconfort. Puis – ayez soin de n’en rien dire à Edgar ni à Catherine – un autre chagrin dominait toutes mes peines du moment: le désespoir de ne trouver personne qui pût ou voulût être mon allié contre Heathcliff. J’avais cherché presque avec joie un refuge à Hurle-Vent, parce qu’ainsi j’étais dispensée de vivre seule avec lui; mais il connaissait les gens chez qui nous venions et ne craignait pas leur intervention.
Je restai longtemps assise à méditer tristement. L’horloge sonna huit heures, puis neuf heures; mon compagnon continuait à marcher de long en large, la tête inclinée sur la poitrine, dans le plus complet mutisme, sauf les grognements ou les violentes exclamations qui s’échappaient de temps à autre de ses lèvres. J’écoutais, dans l’espoir de découvrir une voix de femme dans la maison, et me laissais assaillir, en attendant, par de cruels regrets et de lugubres prévisions, qui, à la fin, m’arrachèrent des soupirs et des pleurs que je ne pus réprimer. Je ne m’aperçus que ma douleur était si manifeste que quand Earnshaw, dans sa lente promenade, s’arrêta en face de moi et me jeta un regard de surprise. Profitant de l’attention qu’il m’accordait à nouveau, je m’écriai:
– Je suis fatiguée de mon voyage et voudrais aller me coucher. Où est la servante? Conduisez-moi à elle, puisqu’elle ne vient pas.
– Il n’y en a pas. Il faudra que vous fassiez votre service vous-même.
– Où dois-je coucher, alors? sanglotai-je. J’avais perdu tout amour-propre, accablée que j’étais de fatigue et de misère.
– Joseph vous montrera la chambre de Heathcliff. Ouvrez cette porte… il est là.
J’allais obéir, mais il m’arrêta tout à coup et ajouta sur le ton le plus singulier:
– Ayez l’obligeance de tourner votre clef et de tirer votre verrou… n’y manquez pas!
– Bien, dis-je. Mais pourquoi, Mr Earnshaw?
Je n’aimais pas beaucoup l’idée de m’enfermer volontairement avec Heathcliff.
– Regardez, répondit-il en tirant de son gilet un pistolet de fabrication curieuse, avec un couteau à ressort à deux tranchants fixé au canon. Voilà une grande tentation pour un homme au désespoir, n’est-il pas vrai? Je ne puis m’empêcher de monter toutes les nuits avec cette arme et d’essayer d’entrer chez lui. Si jamais je trouve sa porte ouverte, il est perdu! Je n’y manque pas une fois, même si une minute avant je me suis remémoré mille raisons qui devraient me retenir. Il faut que ce soit quelque démon qui me pousse à déjouer mes propres desseins en le tuant. Combattez ce démon pour l’amour de lui aussi longtemps que vous pourrez: quand l’heure sera venue, tous les anges du ciel ne le sauveraient pas!
Je considérai l’arme avec attention. Une idée affreuse me frappa: quelle ne serait pas ma puissance, si je possédais un semblable instrument! Je le lui pris des mains et touchai la lame. Il parut surpris de l’expression qui passa sur mon visage pendant une brève seconde: ce n’était pas de l’horreur, c’était de la convoitise. Il m’arracha le pistolet jalousement, ferma le couteau et replaça le tout dans la poche où il était caché.
– Il m’est indifférent que vous le lui disiez, reprit-il. Mettez le sur ses gardes et veillez sur lui. Je vois que vous savez en quels termes nous sommes: le danger qu’il court ne vous étonne pas.
– Que vous a fait Heathcliff? demandai-je. Quels torts a-t-il eus envers vous, qui justifient cette haine effrayante? Ne serait-il pas plus sage de le prier de quitter la maison?
– Non! tonna Earnshaw. S’il fait mine de partir, c’est un homme mort. Persuadez-le d’essayer et vous commettrez un meurtre. Faut-il que je perde tout, sans aucune chance de rien regagner? Faut-il que Hareton soit un mendiant? Oh! damnation! Je veux reprendre mon bien; et je veux avoir son or aussi; et puis son sang; et l’enfer aura son âme! Il sera dix fois plus noir avec cet hôte-là qu’il ne l’a jamais été!
Vous m’avez mise au courant, Hélène, des manières de votre ancien maître. Il est évidemment au bord de la folie, du moins y était-il la nuit dernière. Je frissonnais de me sentir près de lui et je pensai qu’en comparaison la grossièreté morose du domestique était agréable. Il reprit sa marche pensive; je soulevai le loquet et m’échappai dans la cuisine. Joseph était penché sur le feu, surveillant une grande marmite qui se balançait au-dessus de l’âtre; un bol de bois plein de gruau d’avoine était posé sur le banc à côté. Le contenu de la marmite commençait à bouillir, et Joseph se tourna pour plonger la main dans le bol. Je conjecturai que ces préparatifs devaient être destinés à notre souper et, comme j’avais faim, je décidai qu’il fallait que le plat fût mangeable. Aussitôt, criant sur un ton aigu: «Je vais faire le porridge», je plaçai le récipient hors de son atteinte et, tout en retirant mon chapeau et mon amazone, je poursuivis:
– Mr Earnshaw m’a annoncé que j’aurais à me servir moi-même: je vais m’y mettre. Je n’ai pas l’intention de faire la dame parmi vous, car je craindrais de mourir de faim.
– Bon Dieu! murmura-t-il en s’asseyant et en passant la main sur ses bas à côtes depuis le genou jusqu’à la cheville. S’y faut qu’je r’cevions d’nouveaux ordres, juste quand c’est que j’viens d’m’habituer à deux maîtres, s’y faut qu’j’ayons eune maîtresse su’l’dos, il est grand temps que j’disparaissions. Je n’pensions point voir jamais l’jour qu’y m’faudrait quitter la vieille maison… mais j’croyons qu’il est ben proche!
Je ne pris pas garde à ces lamentations. Je me mis vivement à l’œuvre, en soupirant au souvenir de l’époque où tout cela n’aurait été qu’une joyeuse plaisanterie; mais je fus bien vite forcée de chasser cette réminiscence. L’image de mon bonheur passé me torturait, et plus je redoutais d’en évoquer l’apparition, plus vite tournait la spatule et plus vite les poignées de farine tombaient dans l’eau. Joseph contemplait ma manière de faire la cuisine avec une indignation croissante.