– Dites à Mr Heathcliff, répondit-il avec calme, que son fils ira à Hurle-Vent demain. Il est au lit, trop fatigué pour faire le trajet maintenant. Vous pouvez aussi lui dire que la mère de Linton désirait qu’il restât sous ma garde; et que, pour le moment, sa santé est très précaire.
– Non! dit Joseph en tapant sur le plancher avec son bâton et prenant un air d’autorité. Non! ça n’veut rien dire. Heathcliff ne s’soucie point d’la mère ni d’vous; y veut avoir son gars; et j’devions l’emmener… ainsi vous v’là fixé!
– Vous ne l’emmènerez pas ce soir, répondit Linton d’un ton résolu. Descendez sur-le-champ et allez répéter à votre maître ce que je vous ai dit. Hélène conduisez-le. Allez…
Puis, poussant du bras le vieillard indigné, il se débarrassa de lui et ferma la porte.
– Très bien! cria Joseph en se retirant lentement. Demain, y s’amènera lui-même, et vous l’mettrez dehors, lui, si vous osez!
CHAPITRE XX
Pour parer au danger qu’aurait entraîné l’exécution de cette menace, Mr Linton me chargea de conduire l’enfant chez son père de bonne heure, sur le poney de Catherine. Il ajouta:
– Comme à l’avenir nous n’aurons plus sur sa destinée d’influence, bonne ou mauvaise, ne dites pas à ma fille où il est allé. Elle ne peut plus désormais avoir de relations avec lui, et mieux vaut qu’elle reste dans l’ignorance de son voisinage; elle pourrait en être troublée, et tourmentée du désir de faire visite à Hurle-Vent. Dites-lui simplement que son père l’a envoyé chercher brusquement et qu’il a été obligé de nous quitter.
Linton montra beaucoup de répugnance à sortir de son lit à cinq heures et fut surpris en apprenant qu’il devait se préparer à un autre voyage. Mais j’adoucis la chose en lui expliquant qu’il allait passer quelque temps avec son père, Mr Heathcliff, qui, dans sa grande envie de le voir, n’avait pas voulu différer ce plaisir jusqu’à ce qu’il fût tout à fait remis de ses fatigues.
– Mon père! s’écria-t-il étrangement perplexe. Maman ne m’a jamais dit que j’avais un père. Où habite-t-il? Je préférerais rester avec mon oncle.
– Il habite à peu de distance de la Grange, répondis-je, juste derrière ces collines; pas assez loin pour que vous ne puissiez venir à pied ici quand vous vous sentirez vigoureux. Vous devriez être content d’aller chez vous et de le voir. Il faut que vous vous efforciez de l’aimer comme vous aimiez votre mère, et alors il vous aimera.
– Mais pourquoi n’ai-je pas entendu parler de lui jusqu’ici? Pourquoi maman et lui ne vivaient-ils pas ensemble, comme font les autres personnes?
– Il avait des affaires qui le retenaient dans le nord, et la santé de votre mère exigeait qu’elle résidât dans le sud.
– Et pourquoi ne m’a-t-elle jamais parlé de lui? insista l’enfant. Elle parlait souvent de mon oncle, et il y a longtemps que j’ai appris à l’aimer. Comment pourrais-je aimer papa? Je ne le connais pas.
– Oh! tous les enfants aiment leurs parents. Votre mère pensait peut-être que vous auriez envie d’être avec lui si elle vous en avait parlé souvent. Dépêchons-nous; une promenade matinale à cheval par un si beau temps est bien préférable à une heure de sommeil de plus.
– Est-ce qu’elle vient avec nous? demanda-t-iclass="underline" la petite fille que j’ai vue hier.
– Pas à présent.
– Et mon oncle?
– Non, c’est moi qui vous accompagnerai là-bas.
Linton retomba sur son oreiller plongé dans une sombre rêverie.
– Je n’irai pas sans mon oncle, s’écria-t-il enfin Je ne sais pas où vous voulez m’emmener.
J’essayai de le persuader que ce serait bien méchant à lui de faire preuve de répugnance à aller rejoindre son père. Mais il résistait opiniâtrement à tous mes efforts pour l’habiller et il me fallut avoir recours à l’assistance du maître pour le décider à sortir du lit. Nous finîmes par réussir à mettre en route le pauvre enfant, après beaucoup d’assurances fallacieuses que son absence serait courte, que Mr Edgar et Cathy viendraient le voir, et d’autres promesse aussi peu fondées que j’inventai et répétai de temps en temps le long du chemin. La pureté de l’air embaumé de la senteur des bruyères, l’éclat du soleil et la douce allure de Minny soulagèrent son abattement au bout d’un moment. Il se mit à me faire des questions sur sa nouvelle demeure et sur les habitants de celle-ci avec assez d’intérêt et de vivacité.
– Les Hauts de Hurle-Vent sont-ils un endroit aussi plaisant que Thrushcross Grange? demanda-t-il en jetant un dernier regard sur la vallée, d’où montait un léger brouillard qui formait un nuage floconneux bordant le bleu du ciel.
– La propriété n’est pas aussi enfouie dans les arbres, répondis-je, et elle n’est pas tout à fait aussi grande, mais on y jouit d’une très belle vue sur le pays; l’air y sera plus sain pour vous… plus vif et plus sec. Vous trouverez peut-être, au début, le bâtiment vieux et sombre, bien que ce soit une demeure respectable: la meilleure des environs, après la Grange. Et puis vous ferez, de si belles courses dans les landes! Hareton Earnshaw – qui est l’autre cousin de Miss Cathy, et par suite le vôtre en quelque sorte – vous montrera tous les coins les plus agréables. Vous pourrez emporter un livre quand le temps sera beau, et faire d’un creux verdoyant votre salle d’études. Il est possible que parfois votre oncle vienne faire une promenade avec vous: il se promène souvent sur les collines.
– Et comment est mon père? Est-il aussi jeune et aussi beau que mon oncle!
– Il est aussi jeune. Mais il a les cheveux et les yeux noirs, et l’air plus sévère; il est aussi plus grand et plus fort. Il ne vous paraîtra peut-être pas d’abord aussi doux et aussi aimable, parce que ce n’est pas son genre. Pourtant, ayez soin d’être franc et cordial avec lui; tout naturellement, il vous aimera encore mieux que ne ferait aucun oncle, puisque vous êtes son fils.
– Des yeux et des cheveux noirs! répéta Linton d’un air rêveur. Je n’arrive pas à me le représenter. Alors je ne lui ressemble pas, sans doute?
– Pas beaucoup, répondis-je. Pas le moins du monde, pensais-je, en considérant avec regret le teint blanc et la frêle charpente de mon compagnon, et ses grands yeux langoureux… les yeux de sa mère, mais tout à fait dépourvus de leur éclat et de leur vivacité, sauf dans les moments où ils s’allumaient sous l’influence d’une irritabilité morbide.
– Comme c’est curieux qu’il ne soit jamais venu nous voir, maman et moi! murmura-t-il. M’a-t-il vu? S’il m’a vu, c’est quand j’étais un bébé. Je ne me rappelle absolument rien de lui.
– Mais, Master Linton, trois cent milles font une sérieuse distance; et dix ans paraissent bien moins longs à une grande personne qu’à vous. Il est probable que Mr Heathcliff se proposait chaque été de venir, mais qu’il n’a jamais trouvé une occasion favorable; et maintenant il est trop tard. Ne le tracassez pas de questions à ce sujet: cela le fâcherait, sans profit pour vous.