– Il ne sait pas ses lettres, dit-il à sa cousine. Auriez-vous cru qu’il existât un pareil âne?
– Est-ce qu’il est dans son état normal? demanda sérieusement Catherine, ou est-ce un innocent? Je l’ai questionné deux fois, et chaque fois il a pris un air si stupide que je crois qu’il ne m’a pas comprise. En tout cas je le comprends à peine, lui!
Linton se remit à rire et jeta un coup d’œil sarcastique sur Hareton qui, en ce moment, ne paraissait certes pas tout à fait dénué de compréhension.
– Ce n’est que de la paresse, n’est-ce pas, Earnshaw? dit Linton. Ma cousine vous prend pour un idiot. Vous sentez maintenant ce qu’il en coûte de mépriser l’«éteude» des livres, comme vous diriez. Avez-vous remarqué, Catherine, sa terrible prononciation du Yorkshire?
– Eh ben! à quoi diable servent-ils, ces livres? grommela Hareton, plus prompt à répondre à son compagnon de tous les jours.
Il se préparait à continuer, mais les deux jeunes gens éclatèrent bruyamment de rire; ma folle Miss était enchantée d’avoir découvert dans son parler étrange un sujet d’amusement.
– À quoi sert le diable dans cette phrase? dit Linton en ricanant. Papa vous a recommandé de ne pas dire de gros mots et vous ne pouvez ouvrir la bouche sans en laisser échapper un. Tâchez de vous tenir comme un gentleman, allons!
– Si t’étais pas plus une fille qu’un garçon, je t’enverrais rouler par terre à l’instant, pour sûr, misérable avorton! riposta le rustre furieux.
Puis il s’en alla, le visage cuisant de rage et d’humiliation, car il avait conscience d’être insulté et ne savait comment se venger.
Mr Heathcliff, qui avait, comme moi, entendu la conversation, sourit quand il le vit partir; mais immédiatement après, il lança un regard empreint d’une singulière aversion sur les deux autres, qui restaient à bavarder devant la porte. Le jeune garçon avait retrouvé assez d’animation pour discuter les défauts et les imperfections de Hareton et raconter des anecdotes sur lui; la jeune fille s’amusait de ses médisances haineuses, sans réfléchir à la mauvaise nature qu’elles révélaient. Je commençais à ressentir pour Linton plus d’antipathie que de pitié, et à excuser dans une certaine mesure le peu de cas que son père faisait de lui.
Nous restâmes jusqu’après midi: je n’avais pu décider Miss Cathy à partir plus tôt. Mais heureusement mon maître n’avait pas quitté ses appartements et demeura dans l’ignorance de notre absence prolongée. Pendant que nous revenions, j’aurais volontiers éclairé ma jeune maîtresse sur les gens que nous venions de quitter; mais elle s’était mise dans la tête que j’étais prévenue contre eux.
– Ha! ha! vous vous rangez du côté de papa, Hélène. Vous êtes partiale, j’en suis sûre; sans cela vous ne m’auriez pas trompée depuis tant d’années en me racontant que Linton vivait très loin d’ici. Je suis réellement très fâchée; mais je suis si contente que je ne peux pas vous témoigner mon mécontentement! Seulement, ne me dites pas de mal de mon oncle; n’oubliez pas que c’est mon oncle; et je gronderai papa de s’être querellé avec lui!
Elle continua sur ce thème et je dus renoncer à essayer de la convaincre de son erreur. Elle ne parla pas de sa visite ce soir-là, parce qu’elle ne vit pas Mr Linton. Mais le lendemain elle raconta tout, à mon grand ennui. Pourtant, je ne le regrettais qu’à demi: je pensais que la charge de la diriger et de la mettre en garde serait exercée d’une manière plus efficace par son père que par moi. Mais, quand il lui exprima le désir de la voir éviter toute relation avec les habitants des Hauts, il montra trop de timidité à lui donner des raisons satisfaisantes, et Catherine tenait à ce qu’on lui fournît de bonnes raisons quand on voulait faire obstacle à sa volonté d’enfant gâtée.
– Papa! s’écria-t-elle dès le matin après l’avoir embrassé, devinez qui j’ai vu hier dans ma promenade sur la lande. Ah! papa, vous tressaillez! Vous avez donc eu tort, n’est-ce pas? J’ai vu… mais écoutez et vous saurez comment j’ai tout découvert. Et Hélène, qui est liguée avec vous, elle faisait pourtant semblant de me plaindre quand je continuais, malgré mes perpétuelles déceptions, d’espérer le retour de Linton!
Elle fit un récit fidèle de son excursion et de ses suites. Mon maître, bien qu’il me lançât plus d’un regard de reproche, ne dit rien jusqu’à ce qu’elle eût fini. Il l’attira alors à lui, et lui demanda si elle savait pourquoi il lui avait caché le voisinage de Linton. Pouvait-elle penser que ce fût pour lui refuser un plaisir dont elle aurait pu jouir sans danger?
– C’est parce que vous n’aimez pas Mr Heathcliff.
– Alors tu crois que j’ai souci de mes propres sentiments plus que des tiens? Non, ce n’est pas parce que je n’aime pas Mr Heathcliff, mais parce que Mr Heathcliff ne m’aime pas; et parce que c’est un homme diabolique, qui met sa joie à nuire à ceux qu’il hait et à travailler à leur perte, s’ils lui en fournissent la moindre occasion. Je savais que tu ne pourrais conserver de relations avec ton cousin sans entrer en rapport avec lui, et je savais qu’à cause de moi il te détesterait; aussi, dans ton propre intérêt, et sans aucun autre motif, avais-je pris mes précautions pour que tu ne revisses pas Linton. Je voulais t’expliquer cela un jour, quand tu serais plus grande, et je regrette d’avoir tant tardé.
– Mais Mr Heathcliff a été très cordial, papa, observa Catherine, qui n’était pas du tout convaincue; il n’a fait aucune objection, lui, à ce que nous nous voyions. Il m’a dit que je pouvais venir chez lui quand je voudrais, seulement qu’il ne fallait pas que je vous le dise, parce que vous vous étiez querellé avec lui et que vous ne lui pardonniez pas d’avoir épousé ma tante Isabelle. Et c’est vrai. C’est vous qui êtes à blâmer. Lui, au moins, ne demande pas mieux que nous soyons amis, Linton et moi; l’opposition vient de vous.
Mon maître, s’apercevant qu’elle ne croyait pas sur parole ce qu’il lui disait des mauvais sentiments de son oncle, lui fit un résumé succinct de la conduite de celui-ci envers Isabelle et de la façon dont Hurle-Vent était devenu sa propriété. Il lui était insupportable de s’appesantir longuement sur ce sujet; car, bien qu’il en parlât rarement, il avait toujours pour son ancien ennemi l’horreur et la haine qui n’avaient cessé d’habiter son cœur depuis la mort de Mrs Linton. «Sans lui, elle vivrait peut-être encore!» se disait-il sans cesse avec amertume; et à ses yeux Heathcliff était un meurtrier. Miss Cathy – qui, en fait de mauvaises actions, ne connaissait que ses petites désobéissances, ses petites injustices, ses petites colères provoquées par la vivacité de son caractère ou par l’irréflexion, et dont elle se repentait le jour même – fut stupéfaite de cette noirceur d’âme capable de couver et de dissimuler une vengeance pendant des années, de poursuivre méthodiquement ses plans sans éprouver de remords. Elle parut si frappée et révoltée de ce nouvel aspect de la nature humaine, exclu jusqu’à présent de toutes ses études et de toutes ses idées, que Mr Edgar jugea inutile de prolonger ses explications. Il ajouta simplement:
– Tu sauras désormais, ma chérie, pourquoi je désire que tu évites sa maison et sa famille. Retourne maintenant à tes occupations et à tes amusements habituels, et ne pense plus à eux.
Catherine embrassa son père et se mit à étudier tranquillement ses leçons pendant deux heures, selon son habitude; puis elle l’accompagna dans la propriété et la journée se passa comme à l’ordinaire. Mais le soir, quand elle fut rentrée dans sa chambre et que j’allai chez elle pour l’aider à se déshabiller, je la trouvai en pleurs, à genoux au pied de son lit.