– Je jure que Linton est mourant, répéta Heathcliff en me lançant un regard sévère. Le chagrin et le désappointement précipitent sa fin. Nelly, si vous ne voulez pas la laisser y aller, vous pouvez y aller vous-même. Mais je ne serai pas de retour avant huit jours; et je crois que votre maître ne ferait guère d’objections à ce qu’elle rendît visite à son cousin.
– Venez, dis-je en prenant Cathy par le bras et en la forçant presque de rentrer; car elle hésitait, examinant avec des yeux troublés les traits de son interlocuteur, trop impassibles pour déceler sa supercherie.
Il poussa son cheval près d’elle et, se penchant, ajouta:
– Miss Catherine, je vous avouerai que j’ai peu de patience avec Linton; Hareton et Joseph en ont encore moins. Je vous avouerai qu’il est dans un milieu plutôt rude. Il a soif de tendresse, aussi bien que d’amour; un mot affectueux de votre part serait pour lui le meilleur remède. N’écoutez pas les cruels avis de Mrs Dean; soyez généreuse et trouvez moyen de le voir. Il rêve de vous nuit et jour, et ne peut se laisser persuader que vous ne le haïssez pas, puisque vous n’écrivez ni ne venez.
Je fermai la porte et roulai une pierre devant pour aider la serrure branlante à la maintenir. Puis, ouvrant mon parapluie, j’attirai Catherine dessous, car la pluie commençait à percer à travers les branches gémissantes et nous avertissait de ne pas perdre de temps. Notre hâte empêcha tout commentaire sur la rencontre avec Heathcliff pendant que nous nous dirigions à grands pas vers la maison; mais je devinai instinctivement que le cœur de Catherine était voilé maintenant d’une double obscurité. Ses traits étaient empreints d’une telle tristesse qu’ils ne semblaient plus être les siens. Elle considérait évidemment ce qu’elle venait d’entendre comme la pure vérité.
Le maître s’était retiré avant notre retour pour reposer. Cathy courut à sa chambre pour savoir comment il allait: il s’était endormi. Elle revint et me pria de lui tenir compagnie dans la bibliothèque. Nous prîmes notre thé ensemble; ensuite elle s’étendit sur le tapis et me dit de ne pas parler car elle était fatiguée. J’ouvris un livre et fis semblant de lire. Dès qu’elle me crut absorbée dans cette occupation, elle se mit à pleurer silencieusement: cela semblait être devenu sa distraction favorite. Je la laissai en jouir un moment; puis je lui adressai des remontrances. Je tournai en ridicule toutes les assertions de Mr Heathcliff au sujet de son fils, comme si j’étais sûre qu’elle allait être de mon avis. Hélas! je n’étais pas assez habile pour détruire l’effet qu’avaient produit ses dires, et qui était bien tel qu’il l’avait cherché.
– Il est possible que vous ayez raison, Hélène, répondit-elle, mais je ne me sentirai jamais tranquille tant que je ne saurai pas ce qui en est. Il faut que je dise à Linton que ce n’est pas ma faute si je ne lui écris pas, et que je le convainque que je ne changerai pas de sentiments à son égard.
Que pouvaient contre sa sotte crédulité la colère et les protestations? Nous nous quittâmes ce soir-là fâchées; mais le jour suivant me vit sur la route des Hauts de Hurle-Vent au côté du poney de mon entêtée jeune maîtresse. Je n’avais pas pu supporter d’être témoin de son chagrin, de sa pâleur, de son abattement, de ses yeux gonflés; et j’avais cédé, avec le faible espoir que Linton lui-même pourrait donner, par la manière dont il nous recevrait, la preuve du peu de fondement qu’avait en réalité le conte fait par son père.
CHAPITRE XXIII
La nuit pluvieuse avait fait place à une matinée brumeuse – moitié gelée, moitié bruine – et l’eau qui descendait des hauteurs en gazouillant formait de petits ruisseaux qui traversaient notre sentier. J’avais les pieds trempés; j’étais de mauvaise humeur et peu en train; enfin, juste dans la disposition propre à me faire le mieux ressentir tous ces désagréments. Nous entrâmes dans la maison par la cuisine, pour nous assurer que Mr Heathcliff était bien absent: car j’avais peu de confiance dans sa propre affirmation. Joseph était seul et avait l’air de siéger dans une sorte d’Élysée, à côté d’un feu ronflant, un quart d’ale auprès de lui sur la table couverte de grands morceaux de gâteau d’avoine grillé, sa courte pipe noire à la bouche. Catherine courut à la cheminée pour se chauffer. Je demandai si le maître était là. Ma question demeura si longtemps sans réponse que je crus que le vieillard était devenu sourd et que je la répétai plus haut.
– Non-on! grogna-t-il, ou plutôt glapit-il, à travers son nez. Non-on! vous n’avez qu’à vous en retourner d’où c’est qu’vous v’nez.
– Joseph! cria de l’intérieur, en même temps que moi, une voix maussade. Combien de fois faudra-t-il vous appeler? Il n’y a plus que quelques cendres rouges. Joseph! venez sur-le-champ!
De vigoureuses bouffées de sa pipe et un regard résolu vers la grille du foyer indiquèrent qu’il refusait de prêter l’oreille à cet appel. La femme de charge et Hareton étaient invisibles: l’une partie pour faire une course, et l’autre à son travail, sans doute. Nous avions reconnu la voix de Linton et nous entrâmes.
– Oh! je souhaite que vous périssiez de froid dans un galetas! dit le jeune homme, croyant que c’était son négligent serviteur qui arrivait.
Il s’arrêta en s’apercevant de son erreur. Sa cousine courut à lui.
– Est-ce vous, Miss Linton? dit-il en soulevant sa tête du bras du grand fauteuil dans lequel il était allongé. Non… ne m’embrassez pas: cela me coupe la respiration. Mon Dieu! Papa m’avait dit que vous viendriez, poursuivit-il après s’être un peu remis de l’embrassade de Catherine, qui restait debout d’un air fort contrit. Voudriez-vous fermer la porte, s’il vous plaît? Vous l’avez laissée ouverte et ces… ces détestables créatures ne veulent pas venir mettre de charbon dans le feu. Il fait si froid.
Je remuai les escarbilles et allai chercher moi-même un seau de charbon. L’invalide se plaignit d’être couvert de cendres; mais, comme il avait une toux pénible, qu’il paraissait fiévreux et malade, je ne me formalisai pas de son humeur.
– Eh bien! Linton, murmura Catherine quand il eut fini par dérider son front, êtes-vous content de me voir? Puis-je quelque chose pour vous?
– Pourquoi n’êtes-vous pas venue plus tôt? demanda-t-il. Vous auriez dû venir au lieu d’écrire. Cela me fatiguait terriblement d’écrire ces longues lettres. J’aurais bien préféré de causer avec vous. Maintenant, je ne puis plus supporter ni la conversation ni rien d’autre. Je me demande où est Zillah! Voulez-vous (il me regarda) voir dans la cuisine si elle n’y est pas? Je n’avais pas reçu de remerciements pour mon précédent service. Comme j’étais peu disposée à courir à droite et à gauche sur ses injonctions, je répliquai:
– Il n’y a personne dans la cuisine que Joseph.
– Je voudrais à boire, s’écria-t-il avec irritation en se retournant. Zillah est constamment à se promener à Gimmerton depuis le départ de papa; c’est indigne! Et je suis obligé de descendre ici… ils ont résolu de ne jamais rien entendre quand je suis en haut.
– Votre père est-il attentionné pour vous, Master Heathcliff? demandai-je en voyant le peu de succès des avances amicales de Catherine.
– Attentionné! Il les rend un peu plus attentionnés, voilà tout. Les misérables! Savez-vous, Miss Linton, que cette brute de Hareton se moque de moi! Je le déteste! D’ailleurs, je les déteste tous: ce sont des êtres odieux.